La nef des damnes
moine.
— Je le sais, mon frère, répondit sèchement l’hôtelier. Mais je tiens à vous rappeler quelques principes de notre vie au Castelas. Cette vie fort libre à bord des bateaux a pu vous faire basculer dans le péché.
Dreu s’empourpra ; s’il devait se confesser, il aurait bien des écarts à se faire pardonner. Lui si sobre auparavant, si frugal ! Il soupira, se disant qu’il était plus facile d’aller vers la gourmandise que vers l’ascétisme.
— Vous voyez. Nous vous entendrons demain, mon frère. Et n’oubliez pas qu’ici l’observance de la règle de silence est très stricte.
— Je n’oublierai pas.
Mais l’hôtelier avait déjà tourné les talons.
Dreu ouvrit doucement la porte du dortoir et s’arrêta un moment sur le seuil, regrettant une fois de plus sa cellule à Flavigny et même son hamac dans le dortoir du knörr.
Les lits des moines, de simples planches recouvertes d’une natte et d’une couverture, étaient répartis de part et d’autre d’une allée centrale qui menait à la salle du chapitre, aucune cloison ni rideau n’y était permis, pas même pour l’abbé qui dormait au milieu de tous. Dreu écouta les ronflements puis, ôtant ses sandales, se décida à traverser la salle. Sa natte était placée, avec celle d’un autre religieux, sous la volée de marches d’un escalier menant à l’étage. Une place plutôt enviable puisqu’un peu isolée des autres. Son voisin semblait dormir. Dreu se glissa tout habillé sous la couverture et il fermait déjà les paupières quand une voix pressée murmura :
— C’est vous, frère Dreu, je vous attendais.
Il rouvrit les yeux. Il ne pouvait discerner les traits de l’autre, mais la voix venait de sa couche.
— Je suis frère Paul, souffla la voix. Vous vous souvenez de moi ? Nous avons échangé quelques écrits.
— Bien sûr que je me souviens, murmura Dreu, tout heureux que quelqu’un se rappelle enfin les nombreuses lettres envoyées au Castelas.
— Il faut que je vous parle. J’ai besoin de votre aide.
— De mon aide ? s’étonna le jeune moine.
— Parlez moins fort, je vous en prie. Aidez-moi à fuir ce monastère. Je veux embarquer sur l’un de vos bateaux. Je dois fuir et vous aussi.
La voix du moine était hachée.
— Fuir ? Mais...
Un grincement au-dessus de sa tête le fit taire. Le cœur cognant à grands coups, Paul se tourna vivement de l’autre côté.
Quelqu’un se tenait-il au-dessus d’eux sur les marches ? Les avait-il entendus ? Paul n’avait parlé de rien de moins que de déserter son ordre, faute lourde pour n’importe quel chapitre, même le plus indulgent. Et frère Joce qui venait de lui dire que les entorses à la règle de silence étaient sévèrement châtiées !
Dreu se demanda s’il y avait quelque « logement » ou cachot pour punir les pœna gravis ou gravissima ? À Savigny, l’abbé était plutôt connu pour son excès de douceur, mais au Castelas, qu’en était-il ? Peut-être y aurait-il des chaînes, l’obscurité, le jeûne ?
Le petit moine feignit de dormir, simulant une respiration régulière. Le grincement ne se reproduisit pas, il n’y avait plus que le souffle des dormeurs auquel se mêla bientôt le puissant ronflement du jeune moine, vaincu par la fatigue des derniers jours.
32
Les silhouettes noires avaient gravi les marches, hissant leur lourde charge sur l’étroit chemin de ronde qui surplombait la mer. En contrebas, les vagues montaient à l’assaut de la paroi avec un bruit de tonnerre.
— Allez ! ordonna l’un des hommes.
Il fallait faire vite. L’aube approchait, et déjà rien n’était plus pareil : l’intensité de la lune faiblissait, le contour des choses se précisait, les couleurs allaient bientôt apparaître, révélées par le soleil.
L’autre homme écarta le tissu à ses pieds, dévoilant le visage sanguinolent d’un cadavre.
— Tu l’as salement abîmé, remarqua-t-il.
— Moins qu’il ne le sera quand il aura fini sa descente. Prends les pieds, je prends les mains.
Quelques secondes plus tard, le corps tournoyait dans le vide avant de heurter la falaise et de s’écraser sur les écueils. La cloche résonna, appelant les moines du Castelas à l’office de laudes.
Le mort, happé par les remous, allait et venait entre la paroi et les récifs. Une mouette se posa sur un rocher, observant son manège, puis une autre et une autre encore. Des poissons
Weitere Kostenlose Bücher