La nef des damnes
qu’il serait utile de placer un drain afin que les humeurs s’écoulent ?
À ces mots, l’infirmier releva brusquement la tête.
— Il suffit de tous ces mensonges ! gronda-t-il. Qui êtes-vous vraiment ? Tout dans vos paroles et dans vos gestes montre que vous connaissez le corps de l’homme !
— Je n’ai pas dit que je n’avais jamais étudié.
— Quelles étaient les autres plantes dans la fiole ?
— Racines d’impératoire, sommités de bourrache, peut-être un peu de genévrier et de buis ou du sureau. Mais j’ai passé plus de temps sur les champs de bataille qu’à lire les grimoires de Rhazès ou d’Avicenne.
— Vous connaissez Avicenne... Les champs de bataille...
Une drôle de lueur s’était allumée dans les yeux du moine.
— Quel heureux homme vous faites ! s’exclama-t-il. Avoir des corps à disposition ! Savoir enfin les mystères...
Il s’interrompit net et se leva.
— Restez à son chevet. Je vais m’occuper des autres.
29
— Mon frère, demanda Tancrède en s’approchant du novice, pourriez-vous me dire où chercher de l’eau fraîche pour les blessés ?
Benoît, qui achevait de changer l’une des paillasses, sursauta comme si on l’avait piqué. Il jeta un coup d’œil effrayé vers l’infirmier qui pourtant ne leur prêtait aucune attention, fit signe qu’il devait se taire et se pencha à nouveau vers son ouvrage. Le Normand posa la main sur l’épaule du jeune moine et répéta d’une voix ferme :
— Vous n’avez pas bien compris, mon frère : les blessés ont besoin d’eau.
Le moine esquissa quelques gestes rapides dans le langage des signes propre à sa communauté, puis fit mine de sortir. Tancrède allait lui barrer le passage quand Hugues, qui avait suivi leur échange, se leva, offrant sa tablette de cire et son stylet.
— Dessinez-nous un plan, mon frère, ainsi vous ne romprez pas vos vœux de silence et nul ici ne pourra vous faire reproche.
Une expression de soulagement se répandit sur le visage maigre de Benoît qui acquiesça d’un signe de tête et indiqua en quelques traits rapides où se trouvait la source.
Quelques instants plus tard, un seau dans chaque main, le jeune Normand s’éloignait d’un bon pas entre les argousiers et les buissons d’épineux. Des lapins s’enfuyaient à son approche tandis qu’un merle le précédait, voletant sans se presser d’un chêne vert à l’autre. Un doux murmure se fit bientôt entendre dans les taillis, le jeune homme se fraya un chemin parmi des cistes et découvrit un filet d’eau qui jaillissait d’un talus avant de disparaître au milieu de hautes herbes.
Il cala son seau avec une pierre et s’assit en attendant qu’il se remplisse, heureux de se retrouver seul avec lui-même, loin des plaintes et des cris de douleur des blessés.
Il avait aimé cette singulière bataille, même si la mort et les mutilations en pouvaient être le prix à payer. N’était-ce pas là ce qu’il recherchait depuis toujours ? Comme une lame neuve, il avait besoin de passer à la flamme pour se révéler, pour savoir de quel métal il était fait.
Il s’était passé tant de choses depuis qu’Hugues lui avait annoncé qui était son père. Aucun rêve ne venait plus le tourmenter, pas même la vision de sa mère, la douce Anouche.
Le merle s’était posé à quelques pas devant lui, l’observant de son œil rond. Tancrède ramassa une herbe et se mit à en sucer le suc.
Pour la première fois depuis qu’ils avaient passé les colonnes d’Hercule, il se répéta les paroles qu’Hugues avait prononcées : Vous êtes le fils de Roger, duc de Fouilles, l’héritier préféré de Roger II de Sicile, le prince qui aurait dû lui succéder sur le trône à la place de Guillaume I er . Vous êtes Tancrède d’Anaor. Votre père vous a légué des terres et un fortin planté sur un piton rocheux au cœur du Val di Noto. Votre mère, Anouche, y a vécu. Sa sœur y habite toujours.
— Tancrède d’Anaor, répéta le jeune homme à voix haute, écoutant la sonorité de son patronyme comme on écoute celle d’un nom étranger.
Et n’était-ce pas ce qu’il était ? Un étranger à lui-même ? Il se souvenait maintenant des égards du seigneur de Pirou, de la façon révérencieuse qu’il avait eue de s’adresser à lui, de l’aide qu’il leur avait apportée pour embarquer. Même bâtard, il restait le petit-fils de Roger II de Sicile. Un homme qu’on
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