La nef des damnes
ménageait sans qu’il comprenne pourquoi.
La mélancolie qui l’avait quitté revint d’un coup. Parfois, tout lui semblait lumineux et d’autres fois, comme en cet instant, la vision de son avenir, le destin qui l’attendait par-delà les mers était plus trouble et opaque que l’eau d’un marigot.
Qu’allait-il faire en Sicile ? Prendre possession de son château et de ses terres ? Se rendre à la cour de Palerme pour saluer le frère de son père, ce Guillaume qu’un chroniqueur surnommait déjà le Mauvais ? Et pourquoi ? Il aurait pu tout aussi bien rester en Normandie ou en Aquitaine à chercher fortune en tournoyant plutôt que réclamer un hypothétique héritage.
Un bruit d’eau à ses côtés le fit se retourner, le seau débordait... Il jura et posa l’autre à sa place, s’en voulant de ces rêveries inutiles. Il fallait, puisqu’ils avaient quelques jours de repos forcé sur cette île, qu’il trouve un moment pour parler à son maître.
Au son de pas précipités, il releva la tête. Un homme jaillit des taillis devant lui et s’arrêta net. C’était un moine à la robe en lambeaux et à la barbe hirsute. Le souffle court, il roulait des yeux effrayés, ouvrant et fermant ses poings. Ils restèrent un moment à se fixer, puis le moine jeta un coup d’œil inquiet derrière lui, son mouvement découvrant une vilaine plaie à la base de son cou.
— Vous l’entendez ? fit-il d’une voix éraillée.
— Je... Non, répondit le Normand sans bien comprendre de qui ou de quoi ce singulier personnage voulait parler. Vous êtes blessé...
— Elle arrive ! s’écria l’autre. La voix. Elle arrive.
— La voix ?
Tancrède ne percevait que la plainte du vent dans les arbres et le murmure de l’eau entre les hautes herbes.
— Fuyez ! hurla le religieux. Elle va vous tuer, vous aussi. Fuyez !
Et avant que le jeune homme ait pu faire un geste, il avait disparu dans les buissons.
LA RÈGLE DE SILENCE
30
Après l’office et un repas plus rapide qu’à l’ordinaire, les moines avaient regagné leur dortoir, laissant la place aux Normands. La nuit était tombée et la lueur des torches éclairait le vaste réfectoire où flottait une odeur de pain chaud et de soupe.
— Entrez, entrez ! s’exclama frère Henri en accueillant les nouveaux venus. Notre père abbé vous attend. Je suis le frère camérier. Prenez place, prenez place. Frère Grégoire ne vous a pas accompagnés ?
— Non, il a préféré rester près des blessés, répondit Corato.
Bientôt tout le monde fut assis, la silhouette maigre de l’abbé Censius occupant le haut bout de la table, entouré de l’hôtelier et du camérier. Harald et Knut s’assirent à l’autre extrémité, laissant Hugues de Tarse, Tancrède, le géographe et Corato près des religieux.
L’abbé récita le De verbo Dei , donnant le signal du dîner, les novices s’activèrent et la caldereta dellagosta ne tarda pas à fumer dans les écuelles. L’abbé bénit la nourriture et se tut, faisant signe à frère Henri de prendre la parole. Tout au long du repas, celui-ci montra une exquise courtoisie : demandant des nouvelles des blessés, il s’informa des réparations à effectuer sur les navires, proposant l’aide des moines, conseillant les sources où ils pourraient faire aiguade, s’empressa auprès de chacun et hâta les novices afin que le vin ne manque pas.
— Vous reprendrez bien un peu de cette soupe, messire ? demanda frère Henri en se tournant vers Tancrède.
— Volontiers, répondit le jeune homme.
— Je crois que vous n’êtes pas le seul, n’est-ce pas ?
Un murmure d’assentiment parcourut la table. Tous, sauf Hugues qui n’avait cessé de l’observer, semblaient avoir oublié le silence de l’abbé. La soirée était plutôt joyeuse et le vin, bien qu’abondamment coupé d’eau, capiteux.
— Frère Albéron ! appela Henri. Resservez nos invités, voulez-vous ?
Le gros cuisinier fit le tour des écuelles, tandis que frère Benoît versait le vin dans les gobelets de terre. Un long silence suivit, juste troublé par quelques exclamations de plaisir des convives.
— Ma foi, fit le capitaine Corato, en repoussant son écuelle vide avec un air de profonde satisfaction, voilà qui nous change de notre ordinaire. Je ne pensais pas, en un lieu si perdu, trouver si bonne table.
— Même quand le poisson se fait rare à cause des tempêtes, frère Albéron sait
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