La nièce de Hitler
Frau Reichert. Ça ne
vaut rien si ça tombe tout rôti.
Et elle sortit.
— C’est pour moi qu’elle disait ça ?
demanda Geli.
Hitler sembla sincèrement surpris.
— Nous bavardions, c’est tout.
Elle se sentait coupable. Elle ne pouvait pas
le regarder en face. Elle prit sa tasse de café dans ses deux mains.
— Vous voudrez que je recommence ?
Elle aurait dû savoir qu’il se serait préparé,
et qu’il banaliserait tout cela.
— Notre petit jeu ? Notre amusement ?
— C’est ça.
Hitler lui caressa doucement les cheveux.
— Nous ne ferons que ce qui te fait
plaisir, princesse.
— D’autres l’ont fait ?
— Oui.
Il prit un petit pain dans la panière en osier
et le scia sans colère avec son couteau.
— Tu ne dois absolument pas te sentir
obligée…
— C’était juste pour savoir, dit Geli.
CE QUI NE LUI
FAIT PAS PLAISIR :
Emil, dernièrement. Quand je suis au
téléphone. Les pièces trop chauffées. Les radiateurs. L’appartement vide. Les
questions. La contradiction. Toutes les langues étrangères. L’équitation. Le
travail de bureau. L’art et la musique modernes. Les bâillements. D’autres
hommes autour de moi. Tout contact physique. Le fait de parler du cancer. Les
sols ou les lavabos mouillés. Les aliments « épicés ».
CE QUI LUI FAIT PLAISIR :
Que je demande la permission. Tous les
desserts. Que je sois là quand il rentre ou quand il appelle. « Je vous
trouve très beau. » Les massages du cou et de la tête (en écoutant Wagner).
Que je sois avec lui au moment des repas, même si je ne mange pas. Me regarder
me raser les jambes. Les compliments sans fin. De la marmelade d’orange sur des
biscottes. Les femmes « remarquables », beaucoup plus jeunes ou
beaucoup plus vieilles. Trois poses : « Le bain », « La
sieste », « Le réveil de Vénus ». Mes cheveux plus longs que
maintenant. Mon sourire.
En décembre elle lut
un article sur l’écrivain Thomas Mann, qui habitait au bord de l’Isar à
quelques pas de chez eux. Il venait de recevoir le prix Nobel de littérature et
un banquet avait été donné à l’hôtel de ville en l’honneur de l’enfant chéri de
Munich. Elle en parla à son oncle au petit déjeuner, et Hitler lui répondit
aussitôt :
— Mein Kampf se vend mieux
désormais que Les Budden-brook et La Montagne magique réunis.
— C’est quand même un grand écrivain.
— Et un ennemi du parti ! s’écria-t-il,
soudain tout rouge, semblant la mettre au défi d’ajouter un seul mot.
Elle se tut.
Juste avant Noël, Geli écoutait La Flûte
enchantée sur son gramophone poussé au maximum et chantait en même temps l’air « Der Hölle Rachen » tout en regardant la neige cogner ses
fenêtres. Soudain elle entendit Christof Fritsch l’appeler depuis le vestibule.
Elle éteignit le gramophone et sortit la tête dans le couloir. Comme elle ne le
voyait pas, elle supposa qu’il était dans un des salons.
— Qui vous a fait entrer ?
— J’ai trouvé la porte ouverte. Les
domestiques sont sortis ?
Elle réfléchit. Les Winter avaient un jour de
congé, Maria était au marché aux victuailles, et la vieille Dachs était sourde.
— Attendez ! dit-elle en allant
chercher un chandail dans sa chambre. Je n’ai pas le droit de recevoir des
garçons ici, je vous l’ai déjà dit.
Puis elle entendit le cliquetis de ses
galoches sur le parquet. Elle s’affaira dans sa chambre en vitesse, et eut à
peine le temps de cacher des sous-vêtements qu’il se matérialisait sur le seuil,
sa carrure occupant l’encadrement de la porte, le béret à la main, ses cheveux
blonds en désordre, son imperméable noir plein de flocons de neige.
— Je vous ai écrit trois lettres mais je
les ai déchirées, dit-il. Je dois vous le dire de vive voix.
— Me dire quoi ?
Épuisé, Christof se laissa glisser le long du
mur et s’assit lourdement par terre à la manière des étudiants, les pieds bien
écartés, ses galoches montantes en gutta-percha dégoulinant sur le beau tapis
de laine. Quand il défit son imperméable elle sentit des effluves de gomme
indienne, de fumée, et le parfum estompé de l’extérieur. Elle s’installa sur le
sofa et se pencha en avant, les bras croisés sur les genoux. Et attendit.
— Je ne vous ai pas beaucoup vue ces
derniers temps, dit-il.
— Nous n’allons pas dans les mêmes
endroits.
— Vous êtes prisonnière ici ?
— Je sors. Avec mon
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