La nièce de Hitler
violemment la porte.
En silence Hitler picora un peu de strudel, son
regard distrait errant dans toute la pièce, puis finit par prendre congé d’une
formule guindée pour aller traîner sa contrition geignarde dans le couloir.
Finalement elle
choisit une robe de satin laqué blanc de Mainbocher, avec un bandeau argent orné
d’une plume blanche, mais, assise dans sa loge aux côtés d’Hoffmann et d’Amann
en smoking, à regarder les autres s’amuser sur la piste de danse au-dessous d’eux,
elle songea que c’était du gâchis. On aurait dit qu’une feuille d’automne était
tombée sur le crâne presque chauve de Max Amann, et, comme il avait rasé sa
moustache à la Hitler sur les ordres de son Führer, elle se rendit compte
soudain que sa lèvre supérieure désormais nue était aussi longue que son nez
aplati.
— Quel âge avez-vous, Max ? demanda-t-elle
tout à trac.
— J’aurai quarante ans en novembre.
— Vous êtes sûr que vous n’êtes pas plus
âgé ?
— La guerre vous change un homme, répondit
Amann.
— Et vous, Heinrich ?
Hoffmann finit d’ouvrir un magnum de Champagne
avant de répondre qu’il avait quarante-cinq ans.
— Et nous sommes petits tous les deux. Et
pas séduisants pour deux sous. Et nous savons déjà que nous gâchons votre
soirée.
— Ça se voit tant que ça ? Je suis
drôlement subtile, dites donc !
— J’ai une fille, dit Hoffmann.
Elle vit une jolie femme qui ne portait qu’un
loup sur le visage et une cravate rayée autour de la taille. Elle vit un homme
nu recouvert de peinture dorée. Une danseuse vêtue uniquement de plumes
évoluait pour des étudiants dans leur loge.
— Ernst ! s’exclama soudain Hoffmann.
D’un pas tranquille, le capitaine Ernst Röhm, de
retour de Bolivie où il instruisait des mercenaires dans l’art de la guerre, se
dirigeait vers leur loge. Röhm sourit à Geli comme s’ils étaient de vieilles
connaissances, et elle pensa que c’était parce qu’il était l’ami et le mentor d’Hitler
depuis 1919, un des rares hommes que le Führer tutoyait. Elle le détesta
immédiatement. D’abord parce qu’il était venu à un bal costumé en uniforme de
SA, et ensuite à cause de son allure de soldat fanatique, trapu et gros, avec
des cheveux bruns coupés court, des yeux minuscules, et un visage porcin rond
et rougeaud, encore enlaidi par le fait que l’arête de son nez avait été
emportée par un coup de feu sur le front de l’Est, et sa joue gauche
cruellement arrachée par une balle russe. Son col de chemise semblait l’étrangler,
et sa poignée de main était moite.
— Ainsi c’est vous la fameuse nièce, lui
dit-il. Je me demandais si j’allais vous rencontrer un jour.
— Pourtant, je ne me cachais pas.
— Ah bon ?
— Vous prendrez bien une coupe de
Champagne avec nous ? demanda Amann.
Röhm accepta, raide comme s’il portait
toujours une épée, et l’ancien sergent Max Amann, qui n’était que comptabilité
et ambition, changea de place pour conférer avec lui.
Elle ne pouvait comprendre l’affection de ces
hommes pour Röhm, car Putzi Hanfstaengl, qui le haïssait, lui avait raconté que
Röhm était un amateur d’occultisme qui affichait son intérêt prédateur pour les
garçons, aimait le sang et la violence de la guerre, et avait de nombreuses
bêtes noires : les Juifs, les communistes, la chrétienté, la démocratie, tout
officier d’un rang supérieur à celui de commandant, les civils en général, et
les personnes de sexe féminin de tout âge. Geli avait appris que, avec le
soutien de la Reichswehr et de riches industriels, Röhm avait formé juste avant
le putsch une force civile de défense de cent mille anciens soldats afin d’écraser
toute opposition et de commettre des assassinats politiques, et que quelques
années plus tard il s’était enfui en Bolivie – apparemment après une menace de
chantage –, et n’avait accepté de revenir en Allemagne que lorsque Hitler lui
avait offert le poste de chef d’état-major des SA.
Röhm se tourna vers Geli.
— Et comment va Léo ?
Elle se demanda comment ils se connaissaient, puis
se souvint de la visite de son frère à l’occasion de la fête du parti en
janvier 1923.
— Il va bien, répondit-elle. Il est
instituteur à Linz à présent.
— Dans une école de garçons ? demanda
Röhm avec un sourire lourd d’insinuation. En voilà un métier plaisant !
— Ernst ! le reprit
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