La nièce de Hitler
non ? dit
Henny.
Elle sortait toujours
les bergers allemands chaque matin en allant chercher les journaux de son oncle
à l’hôtel Zum Türken, mais maintenant elle y restait suffisamment longtemps
pour lire en diagonale la première page du journal de gauche Münchener Post, ou « La cuisine empoisonnée », comme l’appelait son oncle à cause
de ses fréquentes attaques satiriques contre le national-socialisme. Elle y
lisait des comptes rendus hebdomadaires d’assassinats politiques commis de
sang-froid par des factions appartenant au « parti d’Hitler », dont
les crimes demeuraient impunis ou ne recevaient que de légères peines de prison
à cause d’un système judiciaire favorisant la droite nationaliste. Elle lut
également dans le Münchener Post que son oncle se vantait qu’« il n’arrive
rien dans le mouvement sans que je le sache, sans que je l’approuve. Qui plus
est, il n’arrive rien sans que je le veuille ».
Un jour de la fin du mois de juillet, alors qu’elle
faisait la chambre de son oncle, elle trouva sous son lit un livre illustré du
docteur Joachim Welzl intitulé La Femme en tant qu’esclave : psychologie
sexuelle des masochistes.
Elle ne parvint pas à cerner précisément la
relation entre ce livre et les articles de journaux qu’elle avait lus, mais
elle était persuadée que cette relation existait, et elle en fut malade.
En juin, l’économie
défaillante avait forcé le chancelier Heinrich Brüning à promulguer un décret d’urgence
qui réduisait encore plus radicalement les allocations de chômage et autres
aides sociales pour des millions de personnes qui subissaient déjà la
dépression mondiale. Les ouvriers ne tardèrent pas à le surnommer « Chancelier
Famine » et Hitler trouva de nombreuses raisons de voyager dans le nord du
pays afin de susciter de nouvelles protestations.
Sans doute sur l’ordre d’Hitler, le Doktor Goebbels
envoya une gentille lettre à Geli pour lui raconter la frénésie de leur tournée
politique dans toute l’Allemagne. « Voyages interminables. Nous
travaillons debout, au volant, en avion. Nous tenons des conversations
importantes sur le pas des portes ou sur le chemin des gares. Nous arrivons
dans les villes une demi-heure avant l’heure prévue pour le discours, il grimpe
sur l’estrade et parle. Quand il a terminé, il est dans un tel état qu’on
dirait qu’il s’est plongé tout habillé dans un bain chaud. Puis nous remontons
en voiture et roulons encore pendant deux heures. Nous avons besoin de repos. »
En août, Hitler téléphona à Edwin et Helene
Bechstein pour leur dire qu’il prendrait des vacances à l’occasion du Festival
de Bayreuth, et qu’il séjournerait à Wahnfried, chez sa vieille amie Winifred
Wagner. Et ce fut Edwin Bechstein qui appela Haus Wachenfeld et insista pour
que Geli les rejoigne, arguant que « c’est vraiment l’endroit où il faut
être vu ». Puis il insinua que c’était son oncle qui l’invitait ; il
avait opté pour une conciliation et un accord.
Ils prirent donc place dans la limousine des
Bechstein pour se rendre à Bayreuth, situé à trois heures de voiture au nord de
Munich. Le Direktor Bechstein, comme il aimait se faire appeler, s’installa sur
le siège en face de Geli, très droit, les lunettes sur le nez et le nez plongé
dans des papiers remplis de comptes étalés sur ses genoux. À côté de Geli était
posée la chair solidifiée d’Helene Bechstein, bottelée comme dans un tonneau par
le solide carcan d’un corset dont les baleines marquaient sa robe bleu marine, son
visage mollissant de la couleur du saindoux, sa voix à la limite du cri tandis
qu’elle grondait Geli pour la souffrance et l’angoisse qu’elle infligeait à son
oncle.
— Vous auriez le cœur brisé si vous l’aviez
entendu se plaindre comme moi ! Menacer de se tuer ! Quelle honte de
faire subir tout ça à notre Wolf ! Et vous ! Qu’est-ce que vous êtes ?
Une fille qui ne se rend pas compte de sa chance, voilà ce que vous êtes. Une
slave au charme défraîchi et à la beauté éphémère. Qui traînera bientôt du côté
de la gare de l’Ouest à Vienne, si elle ne fait pas attention.
— Vous allez continuer longtemps comme ça ?
soupira Geli.
— Nous en avons le droit, dit le Direktor
Bechstein. Nous sommes vos hôtes.
Elle rit à l’incongruité de cette parole, mais
Helene Bechstein enfonça le clou.
— Qui est ce soupirant
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