La nièce de Hitler
l’avait
souhaité, d’un chandail de ski rouge, d’une jupe de laine écossaise et de
longues chaussettes vertes, elle se rendit à son appartement de Thierschstraße
le lendemain après-midi à quatre heures. C’était par manque de cran qu’il l’avait
demandée ainsi, pensa-t-elle, car elle savait qu’il voulait une Lucrèce, ou un
nu sur un sofa, et elle n’était pas sûre qu’elle aurait refusé.
Il reçut Geli vêtu de son costume trois pièces
à fines rayures, et lui offrit un bonjour guindé avant d’aller chercher le thé
que la veuve Richert avait préparé. Elle vit que les meubles avaient été
changés de place, de façon que sa table pliante et sa chaise se trouvent au
centre de la pièce ; le lit et la tête de lit avaient été repoussés contre
la fenêtre aux rideaux tirés, et un tabouret était placé au fond de la pièce
sous un faisceau de soleil juste à droite de la photo de la mère d’Hitler, qui
les regardait bizarrement. Elle entendit un speaker de la BBC annoncer Le
Chevalier à la rose et vit que son oncle avait acquis un poste de radio
américain de marque Crosley. Elle se demanda si c’était le Doktor Goebbels qui
le lui avait procuré.
Sur la table un vieux Skizzenbuch, un
carnet de croquis, ne demandait qu’à être feuilleté. Il contenait quelques
dessins architecturaux au crayon, et peut-être vingt aquarelles adroites, appliquées,
et étonnamment poétiques représentant des prairies, des montagnes et des lacs
bavarois. Dans l’une, le ciel orange indiquait un magnifique coucher de soleil
qu’on ne pouvait voir, car il était caché par la forteresse rébarbative d’une
forêt hivernale. Une autre représentait sans doute le Chiemsee, avec un lavis
gris pour le ciel et des eaux d’un bleu de Delft, tandis qu’un peu plus loin
sur le sable estompé quelques coups de pinceau hâtifs suggéraient des enfants
jouant sur la plage. Elle tourna précautionneusement une autre page et trouva
un joli village ensoleillé, mais vu encore une fois de très loin, derrière une
barrière noire et une rangée d’arbres squelettiques qui faisaient presque
penser aux barreaux d’une prison. Dans de nombreuses peintures on trouvait des
barrières, des écrans d’arbres, des gouffres béants qui faisaient office de
douves, un sentiment général d’exil et d’éloignement, et elle eut pitié de lui
– à cause de sa mélancolie, de sa solitude, de la conscience qu’il avait d’être
séparé de la communauté des hommes et de leur bonheur.
Hitler entra alors avec le thé, rangea le
vieux carnet sans rien dire, en prit un neuf sur une étagère, et s’assit à la
table pliante. Sans instruction de sa part, Geli se positionna toute seule sur
le tabouret.
— Comme ça ?
— C’est très bien.
Il commença par dessiner trop petit, avec des
traits de quelques millimètres dignes d’un amateur, comme lorsqu’il gribouillait
sur les nappes en papier quand d’autres que lui parlaient. Elle le vit faire
quatre tentatives pour dessiner son visage avant de s’appuyer au dossier de sa
chaise.
— Regarde mes mains, dit-il. Elles
tremblent.
Elle se détourna de lui, les mains sur les
cuisses, les talons posés sur un barreau du tabouret.
— Et si vous faisiez d’abord une esquisse
de la silhouette seule ? Grosso modo. Sans être si méticuleux.
— Oh, je vois, tu t’y connais en art ?
— J’ai fait du dessin au lycée.
— Bientôt c’est toi qui me dessineras, dit-il
sur un ton inamical. Tu étais bonne ?
— Appliquée. Je voulais bien faire. C’est
pourquoi je sais.
Elle se trouvait face à une première page
encadrée de Simplicissimus, l’hebdomadaire illustré satirique, au prix
de dix pfennigs. Aujourd’hui, il en coûtait soixante. Une dame espiègle en robe
victorienne tenait une palette d’artiste n’importe comment, et mettait la
dernière touche au s final de Simplicissimus, avec en guise de
pinceau la queue d’un démon noir tout nu qui, tout en lisant, la tirait
furieusement par la taille pour l’emmener ailleurs.
— Vous aimez Simplicissimus, maintenant ?
— L’affiche me plaisait, c’est tout. Tiens-toi
tranquille.
Elle entendit qu’il finissait le dessin, bougeait
la table pliante à droite et à gauche, et traçait quelques traits hardis en
faisant des moulinets.
— Ça s’améliore, dit-il.
— Tant mieux.
— Arrêtons de parler, veux-tu ? Cela
me déconcentre.
— Comme vous voudrez.
— Tu
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