La nièce de Hitler
les
buissons et les arbres, et le ciel était du gris de la fumée de cigarette, avec
à peine un soupçon de blanc là où se cachait le soleil. Mais elle aimait voir
les enfants emporter des patins à glace à l’école, se peinturlurer le visage, porter
des masques, et le Volk en général être aussi bigarré, aussi bien
costumé et d’humeur aussi festive que dans les tableaux de Brueghel.
Les SA et les jeunesses hitlériennes
organisèrent de nombreuses fêtes et mascarades pendant le carnaval de janvier
et la semaine de carême de Starkbierzeit, ou « temps de la bière
forte », et même si les responsables de ces mouvements veillaient à
inviter la célèbre nièce d’Hitler, en général Geli n’avait pas l’autorisation d’y
assister, car Hitler craignait qu’elle ne se fourvoie dans ce qu’il appelait « une
mésalliance », et elle supposait qu’Hitler trouvait sa situation politique
encore trop précaire pour oser se présenter aux fonctions officielles du parti
accompagné de sa voluptueuse nièce de vingt ans. Elle ne se joignait à lui que
pour assister à des opéras au Kammerspiele ou au théâtre Cuvilliés, ou pour
passer des journées entières au cinéma où, dans le calme, la joie et l’enchantement,
il était capable de regarder trois films à la suite.
Pour lui, une journée de travail ne consistait
guère plus qu’en une conférence vers midi avec Amann et Rosenberg dans le
bureau de Schwabing, suivie par des spécialités italiennes à l’Osteria Bavaria,
une interview avec un journaliste à l’hôtel Vier Jahreszeiten, le goûter avec
Putzi et Hess au salon de thé du Carlton, un passage chez lui pour mettre un
smoking avant d’aller écouter Lohengrin au théâtre Prinzregenten, puis
un dîner copieux avec ses fidèles au café Heck où il tenait le crachoir sur n’importe
quel sujet de son choix jusqu’à la fermeture, à deux heures du matin.
Ces semaines de loisir étaient inévitablement
interrompues par les discours et la recherche de fonds, cependant, et il pouvait
y avoir de longues suites de jours sans que Geli le voie. Il prenait la parole
dans une cellule du parti à Munster, il participait à un meeting de
syndicalistes à Düsseldorf, il passait quelques jours dans le château d’un
magnat du charbon appelé Emil Kirdorf, il conférait avec l’industriel Fritz
Thyssen des Vereinigte Stahlwerke à Müllheim, ou bien il était à Essen
et visitait les usines Krupp avec Gustav Krupp von Bohlen und Halbach. Puis il
réapparaissait à Munich, et, sans rien raconter de sa semaine à Geli, lui
proposait une promenade dans la Residenz des Wittelsbach ou un
après-midi à la Glyptothèque, où il restait planté vingt bonnes minutes devant
les sculptures d’Égine ou alors penché en avant, les mains jointes derrière le
dos, ses lunettes tombant sur le nez, à examiner sous tous ses angles le Faune de Barberini, la fameuse statue hellénistique représentant un satyre
endormi.
En mars il l’emmena
skier avec Henny – juste à temps, promit-il, pour la plus belle chute de neige
de l’hiver sur le majestueux Zugspitze, la plus haute montagne d’Allemagne. Emil
les conduisit tous à Garmisch, à quatre-vingt-quinze kilomètres au sud-ouest de
Munich, mais ne voulut pas skier. Et comme Hitler craignait de froisser le
parti si jamais le grand homme était vu chutant sur les pistes, il laissa les
filles aller seules en haut des pentes, à condition qu’elles fourrent leur
chevelure reconnaissable sous des bonnets de laine et nouent des écharpes sous
leurs lunettes de ski. Ainsi affublées, elles ressemblaient tellement à des
garçons qu’Hitler rit à s’en faire mal au ventre, et avec son Leica, Henny prit
un cliché de Geli plantée au sommet, dans une pose de bûcheron, les mains sur
les hanches d’un air buté, l’œil courroucé.
— Et maintenant, fais Gary Cooper, dit
Henny.
Elle imita le vol d’un oiseau.
— J’ai des Ailes !
Chaussés de raquettes, Emil et Hitler
partirent randonner en forêt jusqu’à quatre heures de l’après-midi, puis firent
la course pour rentrer au chalet en empruntant des itinéraires différents – le Führer,
Emil en était sûr, se trompant de route. Au crépuscule Emil était toujours le
seul à être de retour, et vêtu de son manteau le plus chaud, affalé sur une
chaise de rotin près du remonte-pente, il vit dans ses jumelles les filles qui
redescendaient en slalomant. À la nuit tombée, ils
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