La nuit
gare : des
bagages et des larmes. L’autel était brisé, les tapisseries arrachées, les murs
dénudés. Nous étions si nombreux que nous pouvions à peine respirer. Épouvantables
vingt-quatre heures passées là. Les hommes étaient en bas. Les femmes, au
premier étage. C’était samedi : on aurait dit que nous étions venus
assister à l’office. Ne pouvant sortir, les gens faisaient leurs besoins dans
un coin.
Le lendemain matin, nous marchions vers la gare, où nous
attendait un convoi de wagons à bestiaux. Les gendarmes hongrois nous y firent
monter, à raison de quatre-vingts personnes par wagon. On nous laissa quelques
miches de pain, quelques seaux d’eau. On contrôla les barreaux des fenêtres, pour
voir s’ils tenaient bon. Les wagons furent scellés. Dans chacun d’eux avait été
désigné un responsable : si quelqu’un s’échappait, c’est lui qu’on
fusillerait.
Sur le quai déambulaient deux officiers de la Gestapo, tout
souriants ; somme toute, cela s’était bien passé.
Un sifflement prolongé perça l’air. Les roues se mirent à
grincer. Nous étions en route.
Chapitre II
Il n’était pas question de s’allonger, ni même de s’asseoir
tous. On décida de s’asseoir à tour de rôle. L’air était rare. Heureux ceux qui
se trouvaient près d’une fenêtre, ils voyaient défiler le paysage en fleurs.
Au bout de deux jours de voyage, la soif commença à nous
torturer. Puis la chaleur devint insupportable.
Libérés de toute censure sociale, les jeunes se laissaient
aller ouvertement à leurs instincts et à la faveur de la nuit, s’attouchaient
au milieu de nous, sans se préoccuper de qui que ce fût, seuls dans le monde. Les
autres faisaient semblant de ne rien voir.
Il nous restait des provisions. Mais on ne mangeait jamais à
sa faim. Économiser, c’était notre principe, économiser pour le lendemain. Le
lendemain pouvait être encore pire.
Le train s’arrêta à Kashau, une petite ville sur la frontière
tchécoslovaque. Nous comprîmes alors que nous n’allions pas rester en Hongrie. Nos
yeux s’ouvraient, trop tard.
La porte du wagon glissa. Un officier allemand se présenta, accompagné
d’un lieutenant hongrois qui allait traduire son discours :
— Dès cet instant, vous passez sous l’autorité de l’Armée
allemande. Celui qui possède encore de l’or, de l’argent, des montres, devra
les remettre maintenant. Celui sur qui on trouvera plus tard quelque chose sera
fusillé sur place. Secundo : celui qui se sent malade peut passer dans le
wagon-hôpital. C’est tout.
Le lieutenant hongrois passa parmi nous avec une corbeille
et ramassa les derniers biens de ceux qui ne voulaient plus sentir le goût amer
de la terreur.
— Vous êtes quatre-vingts dans le wagon, ajouta l’officier
allemand. Si quelqu’un manque, vous serez tous fusillés, comme des chiens…
Ils disparurent. Les portes se refermèrent. Nous étions
tombés dans le piège, jusqu’au cou. Les portes étaient clouées, la route de
retour définitivement coupée. Le monde était un wagon hermétiquement clos.
Il y avait parmi nous une certaine madame Schächter, une
femme d’une cinquantaine d’années, et son fils, âgé de dix ans, accroupi dans
son coin. Son mari et ses deux fils aînés avaient été déportés avec le premier
transport, par erreur. Cette séparation l’avait complètement ébranlée.
Je la connaissais bien. Elle était souvent venue chez nous :
une femme paisible, aux yeux brûlants et tendus. Son mari était un homme pieux,
passant ses jours et ses nuits dans la maison d’étude, et c’était elle qui
travaillait pour nourrir les siens.
Madame Schächter avait perdu la raison. Le premier jour de
notre voyage, elle avait déjà commencé à gémir, à demander pourquoi on l’avait
séparée des siens. Plus tard, ses cris devinrent hystériques.
La troisième nuit, comme nous dormions assis, l’un contre l’autre
et quelques-uns debout, un cri aigu perça le silence :
— Un feu ! Je vois un feu ! Je vois un feu !
Ce fut un instant de panique. Qui avait crié ? C’était
madame Schächter. Au milieu du wagon, à la pâle clarté qui tombait des fenêtres,
elle ressemblait à un arbre desséché dans un champ de blé. De son bras, elle
désignait la fenêtre, hurlant :
— Regardez ! Oh, regardez ! Ce feu ! Un
feu terrible ! Ayez pitié de moi, ce feu !
Des hommes se collèrent aux barreaux. Il
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