La nuit
de l’enfer et de la mort.
On nous ordonna de courir. Nous prîmes le pas de course. Qui
aurait cru que nous étions si forts ? Derrière leurs fenêtres, derrière
leurs volets, nos compatriotes nous regardaient passer.
Nous arrivâmes enfin à destination. Les sacs jetés à terre, on
se laissa choir :
— Mon Dieu, Maître de l’Univers, prends-nous en pitié
dans ta grande miséricorde…
Le petit ghetto. Il y a trois jours, des gens vivaient
encore ici. Les gens à qui appartenaient les objets dont nous nous servions. Ils
avaient été expulsés. Nous les avions déjà tout à fait oubliés.
Le désordre était encore plus grand que dans le grand ghetto.
Les habitants avaient dû être chassés à l’improviste. Je visitai les chambres
où habitait la famille de mon oncle. Sur la table, une assiette de soupe qu’on
n’avait pas achevé de manger. De la pâte attendait d’être mise au four. Des
livres étaient épars sur le plancher. Peut-être mon oncle avait-il songé à les
emporter ?
Nous nous installâmes. (Quel mot !) J’allai chercher du
bois, mes sœurs allumèrent le feu. Malgré sa fatigue, ma mère se mit à préparer
un repas.
— Il faut tenir bon, il faut tenir bon, répétait-elle.
Le moral des gens n’était pas tellement mauvais : on
commençait déjà à s’habituer à la situation. Dans la rue, on se laissait aller
à tenir des discours optimistes. Les Boches n’allaient plus avoir le temps de
nous expulser, disait-on… Pour ceux qui avaient déjà été déportés, hélas, il n’y
avait plus rien à faire. Mais nous, ils nous laisseraient probablement vivre
ici notre misérable petite vie, jusqu’à la fin de la guerre.
Le ghetto n’était pas gardé. Chacun pouvait y entrer et en
sortir librement. Notre ancienne servante, Maria, était venue nous voir. Elle
nous implora à chaudes larmes de venir dans son village, où elle avait préparé
pour nous un gîte sûr. Mon père ne voulut pas en entendre parler. Il nous dit, à
mes deux grandes sœurs et à moi :
— Si vous voulez, allez-y. Je resterai ici avec maman
et la petite…
Bien entendu, nous refusâmes de nous séparer.
Nuit. Personne ne priait pour que la nuit passe vite. Les
étoiles n’étaient que les étincelles du grand feu qui nous dévorait. Que ce feu
vienne à s’éteindre un jour, il n’y aurait plus rien au ciel, il n’y aurait que
des étoiles éteintes, des yeux morts.
Il n’y avait rien d’autre à faire qu’à se mettre au lit, dans
le lit des absents. Se reposer, prendre des forces.
À l’aube, il ne restait plus rien de cette mélancolie. On se
serait cru en vacances. On disait :
— Qui sait, c’est peut-être pour notre bien qu’on nous
déporte. Le front n’est plus très éloigné, on entendra bientôt le canon. Alors,
on évacue les populations civiles…
— Ils craignent sans doute que nous ne devenions des
partisans…
— À mon idée, toute cette affaire de déportation n’est
rien de plus qu’une grande farce. Mais oui, ne riez pas. Les Boches veulent
simplement dérober nos bijoux. Or, ils savent que tout est enterré, et qu’il
faudra effectuer des fouilles : c’est plus facile lorsque les
propriétaires sont en vacances…
En vacances !
Ces discours optimistes auxquels personne ne croyait
faisaient passer le temps. Les quelques jours que nous vécûmes ici passèrent
assez agréablement, dans le calme. Les relations entre les gens étaient des
plus amicales. Il n’y avait plus de riches, de notables, de « personnalités »,
seulement des condamnés à la même peine – encore inconnue.
Samedi, le jour du repos, était le jour choisi pour notre
expulsion.
Nous avions fait, la veille, le repas traditionnel du
vendredi soir. Nous avions dit les bénédictions d’usage sur le pain et le vin
et avalé les mets sans dire mot. Nous étions, nous le sentions, ensemble pour
la dernière fois autour de la table familiale. Je passai la nuit à remuer des
souvenirs, des pensées, sans pouvoir trouver le sommeil.
À l’aube, nous étions dans la rue, prêts au départ. Cette
fois, pas de gendarmes hongrois. Un accord avait été passé avec le Conseil juif,
qui allait tout organiser lui-même.
Notre convoi prit la direction de la grande synagogue. La
ville paraissait déserte. Mais, derrière leurs volets, nos amis d’hier
attendaient sans doute le moment de pouvoir piller nos maisons.
La synagogue ressemblait à une grande
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