La nuit
là !…
Réveillés en sursaut, nous nous précipitâmes à la fenêtre. Nous
l’avions crue, cette fois encore, ne fût-ce qu’un instant. Mais il n’y avait
dehors que la nuit obscure. La honte dans l’âme, nous regagnâmes notre place, rongés
par la peur, malgré nous. Comme elle continuait à hurler, nous nous remîmes à
la battre et c’est à grand-peine que nous réussîmes à la faire taire.
Le responsable de notre wagon appela un officier allemand
qui se promenait sur le quai, lui demandant qu’on transportât notre malade au
wagon-hôpital.
— Patience, répondit l’autre, patience. On l’y
transportera bientôt.
Vers onze heures, le train se remit en mouvement. On se
pressait aux fenêtres. Le convoi roulait lentement. Un quart d’heure plus tard,
il ralentit encore. Par les fenêtres, on apercevait des barbelés ; nous
comprîmes que ce devait être le camp.
Nous avions oublié l’existence de madame Schächter. Soudain,
nous entendîmes un hurlement terrible :
— Juifs, regardez ! Regardez le feu ! Les
flammes, regardez !
Et comme le train s’était arrêté, nous vîmes cette fois des
flammes sortir d’une haute cheminée, dans le ciel noir.
Madame Schächter s’était tue d’elle-même. Elle était
redevenue muette, indifférente, absente et avait regagné son coin.
Nous regardions les flammes dans la nuit. Une odeur
abominable flottait dans l’air. Soudain, nos portent s’ouvrirent. De curieux
personnages, vêtus de vestes rayées, de pantalons noirs, sautèrent dans le
wagon. Dans leurs mains, une lampe électrique et un bâton. Ils se mirent à
frapper à droite et à gauche, avant de crier :
— Tout le monde descend ! Laissez tout dans le
wagon ! Vite !
Nous sautâmes dehors. Je jetai un dernier regard vers madame
Schächter. Son petit garçon lui tenait la main.
Devant nous, ces flammes. Dans l’air, cette odeur de chair
brûlée. Il devait être minuit. Nous étions arrivés. À Birkenau.
Chapitre III
Les objets chers que nous avions traînés jusqu’ici restèrent
dans le wagon et avec eux, enfin, nos illusions.
Tous les deux mètres, un S.S. la mitraillette braquée sur
nous. La main dans la main, nous suivions la masse.
Un gradé S.S. vint à notre rencontre, une matraque à la main.
Il ordonna :
— Hommes à gauche ! Femmes à droite !
Quatre mots dits tranquillement, indifféremment, sans
émotion. Quatre mots simples, brefs. C’est l’instant pourtant où je quittai ma
mère. Je n’avais pas eu le temps de penser, que déjà je sentais la pression de
la main de mon père : nous restions seuls. En une fraction de seconde, je
pus voir ma mère, mes sœurs, partir vers la droite. Tzipora tenait la main de
maman. Je les vis s’éloigner ; ma mère caressait les cheveux blonds de ma
sœur, comme pour la protéger et moi, je continuais à marcher avec mon père, avec
les hommes. Et je ne savais point qu’en ce lieu, en cet instant, je quittais ma
mère et Tzipora pour toujours. Je continuai de marcher. Mon père me tenait par
la main.
Derrière moi, un vieillard s’écroula. Près de lui, un S.S. rengainait
son revolver.
Ma main se crispait au bras de mon père. Une seule pensée :
ne pas le perdre. Ne pas rester seul. Les officiers S.S. nous ordonnèrent :
— En rangs par cinq.
Un tumulte. Il fallait absolument rester ensemble.
— Hé, le gosse, quel âge as-tu ?
C’était un détenu qui m’interrogeait. Je ne voyais pas son
visage, mais sa voix était lasse et chaude.
— Quinze ans.
— Non. Dix-huit.
— Mais non, repris-je. Quinze.
— Espèce d’idiot. Écoute ce que moi je te dis. Puis
il interrogea mon père, qui répondit :
— Cinquante ans.
Plus furieux encore, l’autre reprit :
— Non, pas cinquante ans. Quarante. Vous entendez ?
Dix-huit et quarante.
Il disparut avec les ombres de la nuit. Un deuxième arriva, les
lèvres chargées de jurons :
— Fils de chiens, pourquoi êtes-vous venus ? Hein,
pourquoi ?
Quelqu’un osa lui répondre :
— Qu’est-ce que vous croyez ? Que c’est pour notre
plaisir ? Que nous avons demandé à venir ? Un peu plus, l’autre l’aurait
tué :
— Tais-toi, fils de porc, ou je t’écrase sur place !
Vous auriez dû vous pendre là où vous étiez plutôt que de venir ici. Ne
saviez-vous donc pas ce qui se préparait, ici, à Auschwitz ? Vous ignoriez
cela ? En 1944 ?
Oui, nous l’ignorions. Personne ne nous l’avait
Weitere Kostenlose Bücher