La nuit
n’y avait rien, sauf
la nuit.
Nous restâmes un long moment sous le coup de ce réveil
terrible. Nous en tremblions encore. À chaque grincement de roue sur le rail, il
nous semblait qu’un abîme allait s’ouvrir sous nos corps. Impuissants à
endormir notre angoisse, nous essayions de nous consoler : « Elle est
folle, la pauvre… » On lui avait mis un chiffon mouillé sur le front pour
l’apaiser. Elle n’en continuait pas moins à hurler : « Ce feu ! Cet
incendie !… »
Son petit garçon pleurait, s’accrochant à sa jupe, cherchant
ses mains : « Ce n’est rien, maman ! Ce n’est rien… Assieds-toi… »
Il me faisait plus mal que les cris de sa mère. Des femmes tentaient de la
calmer : « Vous allez retrouver votre mari et vos fils… Dans quelques
jours… »
Elle continuait à crier, haletante, la voix entrecoupée de
sanglots : « Juifs, écoutez-moi : je vois un feu ! Quelles
flammes ! Quel brasier ! » Comme si une âme maudite était entrée
en elle et parlait du fond de son être.
Nous tentions d’expliquer, pour nous tranquilliser, pour
reprendre notre propre souffle beaucoup plus que pour la consoler :
« Elle doit avoir si soif, la pauvre ! C’est pour cela qu’elle parle
du feu qui la dévore… »
Mais tout était vain. Notre terreur allait faire éclater les
parois du wagon. Nos nerfs allaient céder. Notre peau nous faisait mal. C’était
comme si la folie allait s’emparer également de nous. On n’en pouvait plus. Quelques
jeunes gens la firent asseoir de force, la lièrent et lui mirent un haillon
dans la bouche.
Le silence était revenu. Le petit garçon était assis près de
sa mère et pleurait. J’avais recommencé à respirer normalement. On entendait
les roues scander sur le rail le rythme monotone du train à travers la nuit. On
pouvait se remettre à somnoler, à se reposer, à rêver…
Une heure ou deux passèrent ainsi. Un nouveau cri nous coupa
la respiration. La femme s’était libérée de ses liens et hurlait plus fort qu’auparavant :
— Regardez ce feu ! Des flammes, des flammes
partout…
Une fois de plus, les jeunes gens la lièrent et la
bâillonnèrent. Ils lui donnèrent même quelques coups. On les encourageait :
— Qu’elle se taise, cette folle ! Qu’elle la ferme !
Elle n’est pas seule ! Qu’elle la boucle !…
On lui assena plusieurs coups sur la tête, des coups à la
tuer. Son petit garçon s’accrochait à elle, sans crier, sans dire un mot. Il ne
pleurait même plus.
Une nuit qui ne finissait pas. Vers l’aube, madame Schächter
s’était calmée. Accroupie dans son coin, le regard hébété scrutant le vide, elle
ne vous voyait plus.
Tout le long du jour, elle demeura ainsi, muette, absente, isolée
parmi nous. Au début de la nuit, elle se remit à hurler : « L’incendie,
là ! » Elle désignait un point dans l’espace, toujours le même. On
était fatigué de la battre. La chaleur, la soif, les odeurs pestilentielles, le
manque d’air nous étouffaient, mais tout cela n’était rien, comparé à ces cris
qui nous déchiraient. Quelques jours encore et nous nous serions mis à hurler
également.
Mais on arriva dans une gare. Ceux qui se tenaient près des
fenêtres nous donnèrent le nom de la station :
— Auschwitz.
Personne n’avait jamais entendu ce nom-là.
Le train ne repartait pas. L’après-midi passa lentement. Puis
les portes du wagon glissèrent. Deux hommes pouvaient descendre pour chercher
de l’eau.
Lorsqu’ils revinrent, ils racontèrent qu’ils avaient pu
apprendre, en échange d’une montre en or, que c’était le terminus. On allait
être débarqués. Il y avait ici un camp de travail. De bonnes conditions. Les
familles ne seraient pas disloquées. Seuls les jeunes iraient travailler dans
les fabriques. Les vieillards et les malades seraient occupés aux champs.
Le baromètre de la confiance fit un bond. C’était la
libération soudaine de toutes les terreurs des nuits précédentes. On rendit
grâce à Dieu.
Madame Schächter demeurait dans son coin, recroquevillée, muette,
indifférente à la confiance générale. Son petit lui caressait la main.
Le crépuscule commença à emplir le wagon. Nous nous mîmes à
manger nos dernières provisions. À dix heures du soir, chacun chercha une
position convenable pour somnoler un peu, et bientôt tout le monde dormit. Soudain :
— Le feu ! L’incendie ! Regardez,
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