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La nuit

La nuit

Titel: La nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Élie Wiesel
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dit. Il n’en
croyait pas ses oreilles. Son ton se fit de plus en plus brutal :
    — Vous voyez, là-bas, la cheminée ? La voyez-vous ?
Les flammes, les voyez-vous ? (Oui, nous les voyions, les flammes). Là-bas,
c’est là-bas qu’on vous conduira. C’est là-bas, votre tombe. Vous n’avez pas
encore compris ? Fils de chiens, vous ne comprenez donc rien ? On va
vous brûler ! Vous calciner ! Vous réduire en cendres !
    Sa fureur devenait hystérique. Nous demeurions immobiles, pétrifiés.
Tout cela n’était-il pas un cauchemar ? Un cauchemar inimaginable ?
    Çà et là j’entendis murmurer :
    — Il faut faire quelque chose. Il ne faut pas nous
laisser tuer, ne pas aller comme le bétail à l’abattoir. Il faut nous révolter.
    Parmi nous se trouvaient quelques solides gaillards. Ils
avaient sur eux des poignards et incitaient leurs compagnons à se jeter sur les
gardiens armés. Un jeune garçon disait :
    — Que le monde apprenne l’existence d’Auschwitz. Que l’apprennent
tous ceux qui peuvent encore y échapper…
    Mais les plus vieux imploraient leurs enfants de ne pas
faire de bêtises :
    — Il ne faut pas perdre confiance, même si l’épée est
suspendue au-dessus des têtes. Ainsi parlaient nos Sages.
    Le vent de révolte s’apaisa. Nous continuâmes de marcher
jusqu’à un carrefour. Au centre se tenait le docteur Mengele, ce fameux docteur
Mengele (officier S.S. typique, visage cruel, non dépourvu d’intelligence, monocle),
une baguette de chef d’orchestre à la main, au milieu d’autres officiers. La
baguette se mouvait sans trêve, tantôt à droite, tantôt à gauche.
    Déjà je me trouvais devant lui :
    — Ton âge ? demanda-t-il sur un ton qui se voulait
peut-être paternel.
    — Dix-huit ans. Ma voix tremblait.
    — Bien portant ?
    — Oui.
    — Ton métier ?
    Dire que j’étais étudiant ?
    — Agriculteur, m’entendis-je prononcer.
    Cette conversation n’avait pas duré plus de quelques
secondes. Elle m’avait semblé durer une éternité.
    La baguette vers la gauche. Je fis un demi-pas en avant. Je
voulais voir d’abord où on enverrait mon père. Irait-il à droite, je l’aurais
rattrapé.
    La baguette, une fois encore, s’inclina pour lui vers la
gauche. Un poids me tomba du cœur.
    Nous ne savions pas encore quelle direction était la bonne, celle
de gauche ou celle de droite, quel chemin conduisait au bagne et lequel au
crématoire. Cependant, je me sentais heureux : j’étais près de mon père. Notre
procession continuait d’avancer, lentement.
    Un autre détenu s’approcha de nous :
    — Contents ?
    — Oui, répondit quelqu’un.
    — Malheureux, vous allez au crématoire.
    Il semblait dire la vérité. Non loin de nous, des flammes
montaient d’une fosse, des flammes gigantesques. On y brûlait quelque chose. Un
camion s’approcha du trou et y déversa sa charge : c’étaient des petits
enfants. Des bébés ! Oui, je l’avais vu, de mes yeux vu… Des enfants dans
les flammes. (Est-ce donc étonnant si depuis ce temps-là le sommeil fuit mes
yeux ?)
    Voilà donc où nous allions. Un peu plus loin se trouverait
une autre fosse, plus grande, pour des adultes.
    Je me pinçai le visage : vivais-je encore ? Étais-je
éveillé ? Je n’arrivais pas à le croire. Comment était-il possible qu’on
brûlât des hommes, des enfants et que le monde se tût ? Non, tout cela ne
pouvait être vrai. Un cauchemar… J’allais bientôt m’éveiller en sursaut, le
cœur battant, et retrouver ma chambre d’enfant, mes livres…
    La voix de mon père m’arracha à mes pensées :
    — Dommage… Dommage que tu ne sois pas allé avec ta mère…
J’ai vu beaucoup d’enfants de ton âge s’en aller avec leur mère…
    Sa voix était terriblement triste. Je compris qu’il ne
voulait pas voir ce qu’on allait me faire. Il ne voulait pas voir brûler son
fils unique.
    Une sueur froide couvrait son front. Mais je lui dis que je
ne croyais pas qu’on brûlât des hommes de notre époque, que l’humanité ne l’aurait
jamais toléré…
    — L’humanité ? L’humanité ne s’intéresse pas à
nous. Aujourd’hui, tout est permis. Tout est possible, même les fours
crématoires… Sa voix s’étranglait.
    — Père, lui dis-je, s’il en est ainsi, je ne veux plus
attendre. J’irai vers les barbelés électrifiés. Cela vaut mieux qu’agoniser
durant des heures dans les flammes.
    Il ne me répondit pas. Il

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