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La nuit

La nuit

Titel: La nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Élie Wiesel
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pleurait. Son corps était secoué d’un
tremblement. Autour de nous, tout le monde pleurait. Quelqu’un se mit à réciter
le Kaddich, la prière des morts. Je ne sais pas s’il est déjà arrivé, dans la
longue histoire du peuple juif, que les hommes récitent la prière des morts sur
eux-mêmes.
    —  Yitgadal veyitkadach chmé raba… Que Son Nom
soit grandi et sanctifié… murmurait mon père.
    Pour la première fois, je sentis la révolte grandir en moi. Pourquoi
devais-je sanctifier Son Nom ? L’Éternel, Maître de l’univers, l’Éternel
Tout-Puissant et Terrible se taisait, de quoi allais-je Le remercier ?
    Nous continuions à marcher. Nous nous rapprochâmes peu à peu
de la fosse, d’où se dégageait une chaleur infernale. Vingt pas encore. Si je
voulais me donner la mort, c’était le moment. Notre colonne n’avait plus à
franchir qu’une quinzaine de pas. Je me mordais les lèvres pour que mon père n’entende
pas le tremblement de mes mâchoires. Dix pas encore. Huit. Sept. Nous marchions
lentement, comme après un corbillard, suivant notre enterrement. Plus que
quatre pas. Trois pas. Elle était là maintenant, tout près de nous, la fosse et
ses flammes. Je rassemblais tout ce qui me restait de forces afin de sauter
hors du rang et me jeter sur les barbelés. Au fond de mon cœur, je faisais mes
adieux à mon père, à l’univers tout entier et, malgré moi, des mots se
formaient et se présentaient dans un murmure à mes lèvres : Yitgadal
veyitkadach chmé raba… Que Son Nom soit élevé et sanctifié… Mon cœur allait
éclater. Voilà. Je me trouvais en face de l’ange de la mort…
    Non. À deux pas de la fosse, on nous ordonna de tourner à
gauche, et on nous fit entrer dans une baraque.
    Je serrai fort la main de mon père. Il me dit :
    — Te rappelles-tu madame Schächter, dans le train ?
     
    Jamais je n’oublierai cette nuit, la première nuit de camp
qui a fait de ma vie une nuit longue et sept fois verrouillée.
    Jamais je n’oublierai cette fumée.
    Jamais je n’oublierai les petits visages des enfants dont j’avais
vu les corps se transformer en volutes sous un azur muet.
    Jamais je n’oublierai ces flammes qui consumèrent pour
toujours ma foi.
    Jamais je n’oublierai ce silence nocturne qui m’a privé pour
l’éternité du désir de vivre.
    Jamais je n’oublierai ces instants qui assassinèrent mon
Dieu et mon âme, et mes rêves qui prirent le visage du désert.
    Jamais je n’oublierai cela, même si j’étais condamné à vivre
aussi longtemps que Dieu lui-même. Jamais.
     
    La baraque où l’on nous avait fait entrer était très longue.
Au toit, quelques lucarnes bleutées. C’est cet aspect que doit avoir l’antichambre
de l’enfer. Tant d’hommes affolés, tant de cris, tant de brutalité bestiale.
    Des dizaines de détenus nous accueillirent, le bâton à la
main, frappant n’importe où, sur n’importe qui, sans aucune raison. Des ordres :
« À poil ! Vite ! Raus ! Gardez seulement votre
ceinture et vos chaussures à la main… »
    On devait jeter ses vêtements au fond de la baraque. Il y en avait déjà là-bas tout un tas. Des costumes neufs, d’autres vieux, des
manteaux déchirés, des loques : celle de la nudité. Tremblant de froid.
    Quelques officiers S.S. circulaient dans la pièce, cherchant
les hommes robustes. Si la vigueur était si appréciée, peut-être fallait-il
tâcher de se faire passer pour solide ? Mon père pensait le contraire. Il
valait mieux ne pas se mettre en évidence. Le destin des autres serait le nôtre.
(Plus tard, nous devions apprendre que nous avions eu raison. Ceux qui avaient
été choisis ce jour-là furent incorporés dans le Sonder-Kommando, le
kommando qui travaillait aux crématoires. Bela Katz – le fils d’un gros
commerçant de ma ville – était arrivé à Birkenau avec le premier transport, une
semaine avant nous. Lorsqu’il apprit notre arrivée, il nous fit passer un mot
disant que, choisi pour sa robustesse, il avait lui-même introduit le corps de
son père dans le four crématoire).
    Les coups continuaient à pleuvoir :
    — Au coiffeur !
    La ceinture et les chaussures à la main, je me laissais
entraîner vers les coiffeurs. Leurs tondeuses arrachaient les cheveux, rasaient
tous les poils du corps. Dans ma tête bourdonnait toujours la même pensée :
ne pas m’éloigner de mon père.
    Libérés des mains des coiffeurs, nous nous mîmes à errer
dans la

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