Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
La nuit

La nuit

Titel: La nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Élie Wiesel
Vom Netzwerk:
masse, rencontrant des amis, des connaissances. Ces rencontres nous
emplissaient de joie – oui, de joie – : « Dieu soit loué ! Tu
vis encore !… »
    Mais d’autres pleuraient. Ils profitaient de ce qu’il leur
restait de force pour pleurer. Pourquoi s’étaient-ils laissés amener ici ?
Pourquoi n’étaient-ils pas morts sur leur lit ? Les sanglots
entrecoupaient leur voix.
    Soudain, quelqu’un se jeta à mon cou et m’embrassa : Yechiel,
le frère du Rabbi de Sighet. Il pleurait à chaudes larmes. Je crus qu’il
pleurait de joie d’être encore en vie.
    — Ne pleure pas, Yechiel, lui dis-je. Dommage pour les
autres…
    — Ne pas pleurer ? Nous sommes sur le seuil de la
mort. Bientôt on sera dedans… Comprends-tu ? Dedans. Comment ne
pleurerais-je pas ?
    Par les lucarnes bleutées du toit, je voyais la nuit se
dissiper peu à peu. J’avais cessé d’avoir peur. Et puis une fatigue inhumaine m’accablait.
    Les absents n’effleuraient même plus nos mémoires. On
parlait encore d’eux – « qui sait ce qu’ils sont devenus ? » –, mais
on se souciait peu de leur destin. On était incapable de penser à quoi que ce
soit. Les sens s’étaient obstrués, tout s’estompait dans un brouillard. On ne
se raccrochait plus à rien. L’instinct de conservation, d’auto-défense, l’amour-propre
– tout avait fui. Dans un ultime moment de lucidité, il me sembla que nous
étions des âmes maudites errant dans le monde du néant, des âmes condamnées à
errer à travers les espaces jusqu’à la fin des générations, à la recherche de
leur rédemption, en quête de l’oubli – sans espoir de le trouver.
    Vers cinq heures du matin, on nous expulsa de la baraque. Des
« Kapos » nous frappaient de nouveau, mais j’avais cessé de sentir la
douleur des coups. Une brise glacée nous enveloppait. Nous étions nus, les
souliers et la ceinture à la main. Un ordre : « Courir ! »
Et nous courons. Au bout de quelques minutes de courses, une nouvelle baraque.
    Un baril de pétrole à la porte. Désinfection. On y trempe
chacun. Une douche chaude ensuite. À toute vitesse. Sortis de l’eau, on est chassés
dehors. Courir encore. Encore une baraque : le magasin. De très longues
tables. Des montagnes de tenues de bagnards. Nous courons. Au passage on nous
lance pantalons, blouse, chemise et chaussettes.
    En quelques secondes, nous avions cessé d’être des hommes. Si
la situation n’avait été tragique, nous aurions pu éclater de rire. Quels
accoutrements ! Méir Katz, un colosse, avait reçu un pantalon d’enfant et
Stem, petit bonhomme maigre, une blouse dans laquelle il se noyait. On procéda
aussitôt aux échanges nécessaires.
    Je jetai un coup d’œil vers mon père. Comme il avait changé !
Ses yeux s’étaient obscurcis. J’aurais voulu lui dire quelque chose, mais je ne
savais quoi.
    La nuit avait complètement passé. L’étoile du matin brillait
au ciel. J’étais devenu un tout autre homme, moi aussi. L’étudiant talmudiste, l’enfant
que j’étais s’étaient consumés dans les flammes. Il ne restait plus qu’une
forme qui me ressemblait. Une flamme noire s’était introduite dans mon âme et l’avait
dévorée.
    Tant d’événements étaient arrivés en quelques heures que j’avais
complètement perdu la notion du temps. Quand avions-nous quitté nos maisons ?
Et le ghetto ? Et le train ? Une semaine seulement ? Une nuit – une
seule nuit ?
    Depuis combien de temps nous tenions-nous ainsi dans le vent
glacé ? Une heure ? Une simple heure ? Soixante minutes ?
    C’était sûrement un rêve.
     
    Non loin de nous, des détenus travaillaient. Les uns
creusaient des trous, d’autres transportaient du sable. Aucun d’eux ne nous
jetait un regard. Nous étions des arbres desséchés au cœur d’un désert. Derrière
moi, des gens parlaient. Je n’avais aucune envie d’écouter ce qu’ils disaient, de
savoir qui parlait et de quoi ils parlaient. Personne n’osait élever la voix, bien
qu’il n’y eût pas de surveillant près de nous. On chuchotait. Peut-être
était-ce à cause de l’épaisse fumée qui empoisonnait l’air et prenait à la
gorge…
    On nous fit entrer dans une nouvelle baraque, dans le camp
des gitans. En rangs par cinq.
    — Et qu’on ne bouge plus !
    Il n’y avait pas de plancher. Un toit et quatre murs. Les
pieds s’enfonçaient dans la boue.
    L’attente recommença. Je m’endormis debout. Je

Weitere Kostenlose Bücher