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La nuit

La nuit

Titel: La nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Élie Wiesel
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rêvai d’un
lit, d’une caresse de ma mère. Et je m’éveillai : j’étais debout, les
pieds dans la boue. Certains s’écroulaient et restaient couchés.
    D’autres s’écriaient :
    — Vous êtes fous ? On a dit de rester debout. Vous
voulez nous attirer un malheur ?
    Comme si tous les malheurs du monde n’avaient pas déjà fondu
sur nos têtes. Peu à peu, nous nous assîmes tous dans la boue. Mais il fallait
se lever à tout instant, chaque fois qu’entrait un kapo pour voir si quelqu’un
n’avait pas une paire de chaussures neuves. Il fallait les lui remettre. Rien
ne servait de s’y opposer : les coups pleuvaient et, à la fin du compte, on
perdait quand même ses chaussures.
    J’avais moi-même des chaussures neuves. Mais comme elles
étaient recouvertes d’une épaisse couche de boue, on ne les avait pas remarquées.
Je remerciai Dieu, dans une bénédiction de circonstance, pour avoir créé la
boue dans son univers infini et merveilleux.
    Le silence soudain s’appesantit. Un officier S.S. était
entré et, avec lui, l’odeur de l’ange de la mort. Nos regards s’accrochaient à
ses lèvres charnues. Du milieu de la baraque, il nous harangua :
    — Vous vous trouvez dans un camp de concentration. À
Auschwitz…
    Une pause. Il observait l’effet qu’avaient produit ses
paroles. Son visage est resté dans ma mémoire jusqu’à aujourd’hui. Un homme
grand, la trentaine, le crime inscrit sur son front et dans ses pupilles. Il
nous dévisageait comme une bande de chiens lépreux s’accrochant à la vie.
    — Souvenez-vous-en, poursuivit-il. Souvenez-vous-en
toujours, gravez-le dans votre mémoire. Vous êtes à Auschwitz. Et Auschwitz n’est
pas une maison de convalescence. C’est un camp de concentration. Ici, vous
devez travailler. Sinon, vous irez droit à la cheminée. Au crématoire. Travailler
ou le crématoire – le choix est entre vos mains.
    Nous avions déjà beaucoup vécu cette nuit, nous croyions que
plus rien ne pouvait nous effrayer encore. Mais ses paroles sèches nous firent
frissonner. Le mot « cheminée » n’était pas ici un mot vide de sens :
il flottait dans l’air, mêlé à la fumée. C’était peut-être le seul mot qui eût
ici un sens réel. Il quitta la baraque. Apparurent les kapos, criant :
    — Tous les spécialistes – serruriers, menuisiers, électriciens,
horlogers – un pas en avant !
    On fit passer les autres dans une autre baraque, en pierre
cette fois. Avec la permission de s’asseoir. Un déporté tzigane nous
surveillait.
    Mon père fut pris soudain de coliques. Il se leva et s’en
fut vers le Tzigane, lui demandant poliment, en allemand :
    — Excusez-moi… Pouvez-vous me dire où se trouvent les
toilettes ?
    Le Tzigane le dévisagea longuement, des pieds à la tête. Comme
s’il avait voulu se convaincre que l’homme qui lui adressait la parole était
bien un être en chair et en os, un être vivant avec un corps et un ventre. Ensuite,
comme soudain réveillé d’un sommeil léthargique, il allongea à mon père une
telle gifle que celui-ci s’écroula, puis regagna sa place à quatre pattes.
    J’étais resté pétrifié. Que m’était-il donc arrivé ? On
venait de frapper mon père, devant mes yeux, et je n’avais même pas sourcillé. J’avais
regardé et je m’étais tu. Hier, j’aurais enfoncé mes ongles dans la chair de ce
criminel. Avais-je donc tellement changé ? Si vite ? Le remords
maintenant commençait à me ronger. Je pensais seulement : jamais je ne
leur pardonnerai cela. Mon père devait m’avoir deviné ; il me souffla à l’oreille :
« Ça ne fait pas mal ». Sa joue gardait encore la marque rouge de la
main.
     
    — Tout le monde dehors !
    Une dizaine de Tziganes étaient venus se joindre à notre
gardien. Des matraques et des fouets claquaient autour de moi. Mes pieds
couraient sans que j’y pense. J’essayais de me protéger des coups derrière les
autres. Un soleil de printemps.
    — En rangs, par cinq !
    Les prisonniers que j’avais aperçus le matin travaillaient à
côté. Aucun gardien près d’eux, seulement l’ombre de la cheminée… Engourdi par
les rayons de soleil et par mes rêves, je sentis qu’on me tirait par la manche.
C’était mon père : « Avance, mon petit ».
    On marchait. Des portes s’ouvraient, se refermaient. On
continuait à marcher entre les barbelés électrifiés. À chaque pas, une pancarte
blanche avec un crâne de mort noir

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