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La nuit

La nuit

Titel: La nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Élie Wiesel
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moment où je fus en sang. Comme je me mordais les
lèvres pour ne pas hurler de douleur, il devait prendre mon silence pour du
dédain et il continuait de me frapper de plus belle.
    Il se calma tout d’un coup. Comme si rien ne s’était passé, il
me renvoya à mon travail. Comme si nous avions participé ensemble à un jeu dont
les rôles avaient la même importance.
    Je me traînai vers mon coin. J’avais mal partout. Je sentis
une main fraîche essuyer mon front ensanglanté. C’était l’ouvrière française. Elle
me souriait de son sourire endeuillé et me glissa dans la main un bout de pain.
Elle me regardait droit dans les yeux. Je sentais qu’elle aurait voulu me
parler et que la peur l’étranglait. De longs instants elle resta ainsi, puis
son visage s’éclaira et elle me dit, dans un allemand presque correct :
    — Mords-toi les lèvres, petit frère… Ne pleure pas. Garde
ta colère et ta haine pour un autre jour, pour plus tard. Un jour viendra, mais
pas maintenant… Attends. Serre les dents et attends…
    Bien des années plus tard, à Paris, je lisais mon journal
dans le métro. En face de moi était assise une dame très belle, aux cheveux
noirs, aux yeux rêveurs. J’avais déjà vu ces yeux quelque part. C’était elle.
    — Vous ne me reconnaissez pas, madame ?
    — Je ne vous connais pas, monsieur.
    — En 1944, vous étiez en Allemagne, à Buna, n’est-ce
pas ?
    — Mais oui…
    — Vous travailliez dans le dépôt électrique…
    — Oui, dit-elle, quelque peu troublée. Et, après un
instant de silence : Attendez donc… Je me souviens…
    — Idek, le kapo… le petit garçon juif… vos douces
paroles…
    Nous quittâmes ensemble le métro pour nous asseoir à la
terrasse d’un café. Nous passâmes la soirée entière à rappeler nos souvenirs. Avant
de la quitter, je lui demandai :
    — Puis-je vous poser une question ?
    — Je sais bien laquelle, allez.
    — Laquelle ?
    — Si je suis Juive ?… Oui, je suis Juive. De
famille pratiquante. Je m’étais procuré pendant l’occupation de faux papiers et
je me faisais passer pour « aryenne ». C’est ainsi qu’on m’incorpora
dans les groupes de travail obligatoire et que, déportée en Allemagne, j’échappai
au camp de concentration. Au dépôt, personne ne savait que je parlais l’allemand :
cela eût éveillé des soupçons. Ces quelques mots que je vous ai dits, c’était
une imprudence ; mais je savais que vous ne me trahiriez pas…
    Une autre fois, il nous fallut charger des moteurs Diesel
sur des wagons, sous la surveillance de soldats allemands. Idek avait les nerfs
en boule. Il se contenait à grand-peine. Soudain, sa fureur éclata. La victime
en fut mon père.
    — Espèce de vieux fainéant ! se mit-il à hurler. Tu
appelles ça travailler ?
    Et il se mit à frapper avec une barre de fer. Mon père ploya
d’abord sous les coups, puis se brisa en deux comme un arbre desséché frappé
par la foudre, et s’écroula.
    J’avais assisté à toute cette scène sans bouger. Je me
taisais. Je pensais plutôt à m’éloigner pour ne pas recevoir de coups. Bien
plus : si j’étais en colère à ce moment, ce n’était pas contre le kapo, mais
contre mon père. Je lui en voulais de ne pas avoir su éviter la crise d’Idek. Voilà
ce que la vie concentrationnaire avait fait de moi…
     
    Franek, le contremaître, s’aperçut un jour que j’avais une
couronne d’or dans la bouche :
    — Petit, donne-moi ta couronne.
    Je lui répondis que c’était impossible, que sans cette
couronne je ne pourrais plus manger.
    — Pour ce qu’on te donne à manger, petit !
    Je trouvais une autre réponse : on avait inscrit ma
couronne sur la liste, lors de la visite médicale ; cela pouvait nous
attirer des ennuis à tous les deux.
    — Si tu ne me donnes pas ta couronne, cela pourrait te
coûter beaucoup plus cher !
    Ce garçon sympathique et intelligent n’était soudain plus le
même. Ses yeux étincelaient d’envie. Je lui dis qu’il me fallait demander
conseil à mon père.
    — Demande à ton père, petit. Mais je veux une réponse
pour demain.
    Lorsque j’en parlai à mon père, il pâlit, resta muet un long
moment, puis dit :
    — Non, mon fils, nous ne pouvons pas le faire.
    — Il se vengera sur nous !
    — Il n’osera pas, mon fils.
    Hélas, il savait comment s’y prendre ; il connaissait
mon point faible. Mon père n’avait jamais fait de service militaire et

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