La nuit
entre homosexuels, d’une véritable traite, je l’appris
plus tard.) Il nous annonça :
— Vous restez chez moi trois jours, en quarantaine. Ensuite,
vous irez travailler. Demain, visite médicale.
Un de ses aides – un enfant aux yeux de voyou et au visage
dur – s’approcha de moi :
— Veux-tu appartenir à un bon kommando ?
— Bien sûr. Mais à une condition : je veux être
avec mon père…
— D’accord, dit-il. Je peux arranger ça. Pour une
misère : tes souliers. Je t’en donnerai d’autres.
Je lui refusai mes chaussures. C’était tout ce qui me
restait.
— Je te donnerai en plus une ration de pain avec un
morceau de margarine…
Les souliers lui plaisaient ; mais je ne les lui cédai
point. (Ils m’ont quand même été enlevés plus tard. Mais contre rien, cette
fois.)
Visite médicale en plein air, aux premières heures de la
matinée, devant trois médecins assis sur un banc.
Le premier ne m’ausculta guère. Il se contenta de me
demander :
— Tu te portes bien ?
Qui aurait osé dire le contraire ?
Le dentiste, en revanche, semblait plus consciencieux :
il ordonnait d’ouvrir grand la bouche. En réalité, il ne cherchait pas à voir
les dents gâtées, mais les dents en or. Celui qui avait de l’or dans la bouche,
on inscrivait son numéro sur une liste. J’avais, moi, une couronne.
Les trois premiers jours passèrent rapidement. Le quatrième
jour, à l’aube, alors que nous nous tenions devant la tente, des kapos
apparurent. Chacun se mit à choisir les hommes qui lui plaisaient :
— Toi… toi… et toi… désignait-il du doigt, comme on
choisit une bête, une marchandise.
Nous suivîmes notre kapo, un jeune. Il nous fit arrêter à l’entrée
du premier block, près de la porte du camp. C’était le block de l’orchestre.
« Entrez », ordonna-t-il. Nous étions surpris : qu’avions-nous à
faire avec la musique ?
L’orchestre jouait une marche militaire, toujours la même. Des
dizaines de kommandos partaient vers les chantiers, au pas. Les kapos
scandaient : « Gauche, droite, gauche, droite. »
Des officiers S.S., plume et papier à la main, inscrivaient
le nombre d’hommes qui sortaient. L’orchestre continua de jouer la même marche
jusqu’au passage du dernier kommando. Le chef d’orchestre immobilisa alors sa
baguette. L’orchestre s’arrêta net, et le kapo hurla : « En rangs ! »
Nous nous mîmes en rangs par cinq, avec les musiciens. Nous
sortîmes du camp, sans musique, mais au pas cependant : nous avions
toujours dans les oreilles les échos de la marche.
— Gauche, droite ! Gauche, droite !
Nous engageâmes la conversation avec nos voisins, les
musiciens. C’étaient presque tous des Juifs. Juliek, Polonais, des lunettes et
un sourire cynique sur son visage pâle. Louis, originaire de Hollande, violoniste
réputé. Il se plaignait qu’on ne le laissait pas interpréter Beethoven : les
Juifs n’avaient pas le droit de jouer de la musique allemande. Hans, jeune
Berlinois plein d’esprit. Le contremaître était un Polonais : Franek, ancien
étudiant à Varsovie.
Juliek m’expliqua :
— Nous travaillons dans un dépôt de matériel électrique,
pas loin d’ici. Le travail n’est guère difficile, ni dangereux. Mais Idek, le
kapo, a de temps à autre des accès de folie et il vaut mieux ne pas se trouver
alors sur son chemin.
— Tu en as de la chance, petit, dit Hans, en souriant. Tu
es tombé dans un bon kommando…
Dix minutes plus tard, nous étions devant le dépôt. Un
employé allemand, un civil, le meister, vint à notre rencontre. Il ne
fit guère plus attention à chacun de nous qu’un commerçant à une livraison de
vieux chiffons.
Nos camarades avaient raison : le travail n’était pas
difficile. Assis par terre, il fallait compter les boulons, des ampoules et de
menues pièces électriques. Le kapo nous expliqua en long et en large la grande
importance de ce travail, nous avertissant que celui qui se montrerait oisif
aurait affaire à lui. Mes nouveaux camarades me rassurèrent :
— Ne crains rien. Il doit dire cela à cause du meister.
Il y avait là de nombreux Polonais en civil et quelques
femmes françaises également. Elles saluèrent des yeux les musiciens.
Franek, le contremaître, me plaça dans un coin :
— Ne te crève pas, ne te presse pas. Mais fais
attention qu’un S.S. ne te surprenne pas.
— Contremaître… j’aurais voulu être près
Weitere Kostenlose Bücher