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La nuit

La nuit

Titel: La nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Élie Wiesel
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pas rendu compte, j’étais
évanoui. Je me sentis revenir à moi sous la douche d’un seau d’eau froide. J’étais
toujours étendu sur la caisse. Je ne voyais, vaguement, que la terre mouillée
près de moi. Puis j’entendis quelqu’un crier. Ce devait être le kapo. Je
commençais à distinguer ce qu’il hurlait :
    — Debout !
    Je devais probablement faire des mouvements pour me relever,
parce que je me sentais retomber sur la caisse. Comme j’aurais voulu me lever !
    — Debout ! hurlait-il de plus belle.
    Si au moins je pouvais lui répondre, me disais-je, si je
pouvais lui dire que je ne peux pas bouger. Mais je n’arrivais pas à desserrer
les lèvres.
    Sur l’ordre d’Idek, deux détenus me relevèrent et me
conduisirent devant lui.
    — Regarde-moi dans les yeux !
    Je le regardais sans le voir. Je pensais à mon père. Il
devait souffrir plus que moi.
    — Écoute-moi, fils de cochon ! me dit Idek
froidement. Voilà pour ta curiosité. Tu en recevras cinq fois autant si tu oses
raconter à quelqu’un ce que tu as vu ! Compris ?
    Je secouai la tête affirmativement, une fois, dix fois, je
la secouai sans fin. Comme si ma tête avait décidé de dire oui, sans s’arrêter
jamais.
     
    Un dimanche, comme la moitié d’entre nous – dont mon père – était
au travail, les autres – dont j’étais – profitaient au block de la grasse
matinée.
    Vers dix heures, les sirènes d’alarme se mirent à hurler. Alerte.
Les chefs des blocks en courant nous rassemblèrent à l’intérieur des blocks, tandis
que les S.S. se réfugiaient dans les abris. Comme il était relativement facile
de s’évader pendant l’alerte – les gardiens abandonnaient leurs tourelles et le
courant électrique était coupé dans les barbelés – ordre était donné aux S.S. d’abattre
quiconque se trouverait en dehors de son block.
    En quelques instants, le camp ressembla à un navire évacué. Pas
âme qui vive dans les allées. Près de la cuisine, deux chaudrons de soupe
chaude et fumante avaient été abandonnés, à moitié pleins. Deux chaudrons de
soupe ! En plein milieu de l’allée, deux chaudrons de soupe, sans personne
pour les garder ! Festin royal perdu, suprême tentation ! Des
centaines d’yeux les contemplaient, étincelants de désir. Deux agneaux guettés
par des centaines de loups. Deux agneaux sans berger, offerts. Mais qui oserait ?
    La terreur était plus forte que la faim. Soudain, nous vîmes
s’ouvrir imperceptiblement la porte du block 37. Un homme apparut, rampant
comme un ver dans la direction des chaudrons.
    Des centaines d’yeux suivaient ses mouvements. Des centaines
d’hommes rampaient avec lui, s’écorchaient avec lui sur les cailloux. Tous les
cœurs tremblaient, mais surtout d’envie. Il avait osé, lui.
    Il toucha le premier chaudron, les cœurs battaient plus fort :
il avait réussi. La jalousie nous dévorait, nous consumait comme de la paille. Nous
ne pensions pas un instant à l’admirer. Pauvre héros qui allait au suicide pour
une ration de soupe, nous l’assassinions en pensée.
    Étendu près du chaudron, il tentait pendant ce temps de se
soulever jusqu’au bord. Soit faiblesse, soit crainte, il restait là, rassemblant
sans doute ses dernières forces. Enfin il réussit à se hisser sur le bord du
récipient. Un instant, il sembla se regarder dans la soupe, cherchant son
reflet de fantôme. Puis, sans raison apparente, il poussa un hurlement terrible,
un râle que je n’avais jamais entendu et, la bouche ouverte, il jeta sa tête
vers le liquide encore fumant. Nous sursautâmes à la détonation. Retombé à
terre, le visage maculé de soupe, l’homme se tordit quelques secondes au pied
du chaudron, puis ne bougea plus.
    Nous commençâmes alors d’entendre les avions. Presque
aussitôt, les baraques se mirent à trembler.
    — On bombarde Buna ! cria quelqu’un.
    Je pensai à mon père. Mais j’étais quand même heureux. Voir
l’usine se consumer dans l’incendie, quelle vengeance ! On avait bien
entendu parler des défaites des troupes allemandes sur les divers fronts, mais
on ne savait trop s’il fallait y croire. Aujourd’hui, c’était du concret !
    Aucun de nous n’avait peur. Et pourtant, si une bombe était
tombée sur les blocks, elle aurait fait des centaines de victimes d’un seul
coup. Mais on ne craignait plus la mort, en tout cas, pas cette mort-là. Chaque
bombe qui éclatait nous remplissait de joie, nous

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