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La nuit

La nuit

Titel: La nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Élie Wiesel
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il n’arrivait
pas à marcher au pas. Or, ici, tous les déplacements en groupe devaient se
faire au pas cadencé. C’était une occasion pour Franek de le torturer et, chaque
jour, de le rouer férocement de coups. Gauche, droite : des coups de poing !
Gauche, droite : des gifles !
    Je me décidai à donner moi-même des leçons à mon père, à lui
apprendre à changer de pas, à soutenir le rythme. Nous nous mîmes à faire des
exercices devant notre block. Je commandais : « Gauche, droite ! »
et mon père s’exerçait. Des détenus commençaient à se moquer de nous :
    — Regardez le petit officier apprendre à marcher au
vieux… Hé, petit général, combien de rations de pain te donne le vieux pour ça ?
    Mais les progrès de mon père restaient insuffisants, et les
coups continuèrent de pleuvoir sur lui.
    — Alors, tu ne sais pas encore marcher au pas, vieux
fainéant ?
    Ces scènes se répétèrent deux semaines durant. Nous n’en
pouvions plus. Il fallut se rendre. Franek éclata, ce jour-là, d’un rire
sauvage :
    — Je savais, je savais bien, petit, que j’aurais raison
de toi. Mieux vaut tard que jamais. Et parce que tu m’as fait attendre cela te
coûtera en plus une ration de pain. Une ration de pain pour un de mes copains, un
célèbre dentiste de Varsovie. Pour qu’il te retire ta couronne.
    — Comment ? Ma ration de pain pour que tu aies ma couronne ?
    Franek souriait.
    — Qu’est-ce que tu voudrais ? Que je te casse les
dents d’un coup de poing ?
    Le même soir, aux cabinets, le dentiste varsovien m’arrachait
ma couronne, à l’aide d’une cuillère rouillée.
    Franek redevint plus gentil. De temps à autre même, il me
donnait un supplément de soupe. Mais cela ne dura pas longtemps. Quinze jours
plus tard, tous les Polonais étaient transférés dans un autre camp. J’avais
perdu ma couronne pour rien.
     
    Quelques jours avant le départ des Polonais, j’avais fait
une nouvelle expérience.
    C’était un dimanche matin. Notre kommando n’avait pas besoin
ce jour-là d’aller au travail. Mais justement Idek ne voulait pas entendre
parler de rester au camp. Il fallait que nous allions au dépôt. Ce brusque
enthousiasme pour le travail nous laissa stupéfaits. Au dépôt, Idek nous confia
à Franek, disant :
    — Faites ce que vous voulez. Mais faites quelque chose.
Sinon, vous aurez de mes nouvelles… Et il disparut.
    Nous ne savions que faire. Fatigués de rester accroupis, chacun
d’entre nous se mit à son tour à se promener à travers le dépôt, à la recherche
d’un bout de pain qu’un civil aurait pu oublier là.
    Arrivé au fond du bâtiment, j’entendis un bruit venant d’une
petite salle voisine. Je m’approchai et vis, sur une paillasse, Idek et une
jeune polonaise à moitié nus. Je compris pourquoi Idek avait refusé de nous
laisser au camp. Déplacer cent prisonniers pour coucher avec une fille ! Cela
me parut si comique que j’éclatai de rire.
    Idek sursauta, se retourna et me vit, tandis que la fille
essayait de couvrir sa poitrine. J’aurais voulu m’enfuir, mais mes jambes
étaient clouées au plancher. Idek me saisit à la gorge. D’une voix sourde, il
me dit :
    — Attends voir, mon petit… Tu vas voir ce qu’il en
coûte d’abandonner son travail… Tu le paieras tout à l’heure, mon petit… Et
maintenant, retourne à ta place…
     
    Une demi-heure avant l’arrêt normal du travail, le kapo
assembla tout le kommando. Appel. Personne ne comprenait ce qui se passait. Un
appel à cette heure ? Ici ? Moi, je savais. Le kapo tint un bref discours :
    — Un simple détenu n’a pas le droit de se mêler des
affaires d’autrui. L’un de vous semble ne pas l’avoir compris. Je m’efforcerai
donc de le lui faire comprendre, une fois pour toutes, clairement.
    Je sentais la sueur couler dans mon dos.
    — A-7713 !
    Je m’avançai.
    — Une caisse ! demanda-t-il.
    On apporta une caisse.
    — Couche-toi dessus ! Sur le ventre !
    J’obéis.
    Puis je ne sentis plus que les coups de fouet.
    — Un !… deux !… comptait-il.
    Il prenait son temps entre chaque coup. Seuls les premiers
me firent vraiment mal. Je l’entendais compter :
    — Dix… onze !…
    Sa voix était calme et me parvenait comme à travers un mur
épais.
    — Vingt-trois…
    Encore deux, pensai-je, à moitié inconscient. Le kapo
attendait.
    — Vingt-quatre… vingt-cinq !
    C’était terminé. Mais je ne m’en étais

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