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La nuit

La nuit

Titel: La nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Élie Wiesel
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de mon père.
    — D’accord. Ton père travaillera ici, à côté de toi.
    Nous avions de la chance.
    Deux garçons furent adjoints à notre groupe : Yossi et
Tibi, deux frères, Tchécoslovaques, dont les parents avaient été exterminés à
Birkenau. Ils vivaient corps et âme l’un pour l’autre.
    Ils devinrent rapidement mes amis. Ayant appartenu jadis à
une organisation de jeunesse sioniste, ils connaissaient d’innombrables chants
hébreux. Aussi nous arrivait-il de fredonner doucement des airs évoquant les
eaux calmes du Jourdain et la Sainteté Majestueuse de Jérusalem. Nous parlions
également souvent de la Palestine. Leurs parents non plus n’avaient pas eu le
courage de tout liquider et d’émigrer, quand il en était encore temps. Nous
décidâmes que, s’il nous était donné de vivre jusqu’à la Libération, nous ne
demeurerions pas un jour de plus en Europe. Nous prendrions le premier bateau
pour Haïfa.
    Perdu encore dans ses rêves kabbalistiques, Akiba Drumer
avait découvert un verset de la Bible dont le contenu, traduit en chiffres, lui
permettait de prédire la Délivrance pour les semaines à venir.
     
    Nous avions quitté les tentes pour le block des musiciens. Nous
eûmes droit à une couverture, une cuvette et un morceau de savon. Le chef du
bloc était un Juif allemand.
    C’était bon d’avoir pour maître un Juif. Il s’appelait
Alphonse. Un homme jeune au visage étonnamment vieilli. Il se dévouait
entièrement à la cause de « son » block. Chaque fois qu’il le pouvait,
il organisait une « chaudière » de soupe pour les jeunes, pour les
faibles, pour tous ceux qui rêvaient plus d’un plat supplémentaire que de
liberté.
     
    Un jour, alors que nous rentrions du dépôt, on m’appela
auprès du secrétaire du block :
    — A-7713 ?
    — C’est moi.
    — Après manger, tu iras voir le dentiste.
    — Mais… je n’ai pas mal aux dents…
    — Après manger. Sans faute.
    Je me rendis au block des malades. Une vingtaine de
prisonniers attendaient en file devant la porte. Il ne fallut pas longtemps
pour apprendre l’objet de notre convocation : c’était l’extraction des
dents en or.
    Juif originaire de Tchécoslovaquie, le dentiste avait un
visage qui ressemblait à un masque mortuaire. Lorsqu’il ouvrait la bouche, c’était
une horrible vision de dents jaunes et pourries. Assis dans le fauteuil, je lui
demandai humblement :
    — Qu’allez-vous faire, monsieur le dentiste ?
    — Enlever ta couronne en or, tout simplement, répondit-il
d’un ton indifférent.
    J’eus l’idée de feindre un malaise :
    — Vous ne pourriez pas attendre quelques jours, monsieur
le docteur ? Je ne me sens pas bien, j’ai de la fièvre…
    Il plissa son front, médita un instant et prit mon pouls.
    — Bien, petit. Lorsque tu te sentiras mieux, reviens me
voir. Mais n’attends pas que je t’appelle !
    Je revins le voir une semaine plus tard. Avec la même excuse :
je ne me sentais pas encore remis. Il ne sembla pas manifester d’étonnement, et
je ne sais pas s’il me crut. Il était probablement content de voir que j’étais
revenu de moi-même, comme je le lui avais promis. Il m’accorda encore un sursis.
    Quelques jours après ma visite, on fermait le cabinet du
dentiste, qui avait été jeté en prison. Il allait être pendu. Il s’était avéré
qu’il trafiquait pour son propre compte avec les dents en or des détenus. Je n’éprouvais
aucune pitié à son égard. J’étais même très heureux de ce qui lui arrivait :
je sauvais ma couronne en or. Elle pouvait me servir, un jour, à acheter
quelque chose, du pain, de la vie. Je n’attachais plus d’intérêt qu’à mon
assiette de soupe quotidienne, à mon bout de pain rassis. Le pain, la soupe – c’était
toute ma vie. J’étais un corps. Peut-être moins encore : un estomac affamé.
L’estomac, seul, sentait le temps passer.
     
    Je travaillais souvent au dépôt près d’une jeune Française. Nous
ne nous parlions pas : elle ne connaissait pas l’allemand et je ne comprenais
pas le français.
    Elle me semblait être juive, bien qu’elle passât ici pour « aryenne ».
C’était une déportée du travail obligatoire.
    Un jour qu’Idek se laissait aller à sa fureur, je me trouvai
sur son chemin. Il se jeta sur moi comme une bête féroce, me frappant dans la
poitrine, sur la tête, me rejetant, me reprenant, donnant des coups de plus en
plus violents, jusqu’au

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