La Papesse Jeanne
dans chaque bras. Elle salua respectueusement les deux moines,
puis tendit l’un des enfants à Madalgis, qui le prit dans ses bras et entreprit
aussitôt de lui donner le sein. La nouvelle venue paraissait avoir bien plus de
cinquante ans mais, à l’examiner de près, Jeanne se dit qu’elle pouvait n’en
avoir que trente. Les souffrances de la vie avaient profondément marqué son
visage. Pendant son absence, cette femme a allaité l’enfant de Madalgis en
même temps que le sien.
Jeanne remarqua
sa poitrine tombante, son ventre flasque et la pâleur malsaine de sa peau. Elle
avait déjà vu ces symptômes : trop souvent, les femmes portaient leur
premier rejeton à treize ou quatorze ans ; à partir de là, leur vie se
déroulait dans un état de grossesse quasi permanent, et elles mettaient au
monde un enfant après l’autre avec une effroyable régularité. Il n’était pas
rare qu’une femme connût vingt grossesses, dont un certain nombre de fausses
couches. Quand ces femmes-là atteignaient enfin l’âge du repos, si tant est qu’elles
fussent encore en vie, leur corps était en ruine, et leur esprit brisé par la
fatigue. Jeanne se promit de confectionner une tisane de poudre d’écorce de
chêne et de sauge pour fortifier cette brave paysanne à l’approche de l’hiver.
Madalgis glissa
quelques mots à son aîné, un grand garçon de douze ou treize ans. Il sortit et
revint peu après, portant une miche de pain et un morceau de fromage veiné de
bleu qu’il présenta à Jeanne et à frère Benjamin. Ce dernier accepta le pain,
mais refusa le fromage, visiblement moisi. Jeanne eut la même réticence, mais
elle en prit néanmoins une petite tranche pour ne pas déplaire à ses hôtes, et
la mit en bouche. À sa grande surprise, elle trouva son goût délectable –
riche, relevé, étonnamment savoureux –, bien meilleur que celui de n’importe
quel fromage de Fulda.
— C’est
délicieux, dit-elle.
Le garçon sourit
jusqu’aux oreilles.
— Comment t’appelles-tu ?
s’enquit Jeanne.
— Arn.
Tout en mangeant,
Jeanne regarda autour d’elle. Le logis de Madalgis était une hutte grossière,
sans fenêtre. Plusieurs brèches béantes s’ouvraient dans les murs de torchis,
par où s’engouffrait déjà l’air du soir, chassant la fumée de l’âtre. Dans un
coin de la pièce se dressait un enclos à bestiaux. D’ici à un mois, Madalgis y
mettrait ses vaches pour l’hiver – pratique courante chez les pauvres
gens. Ce système avait l’avantage de protéger les animaux tout en fournissant
au logis une source de chaleur bienvenue. Hélas, outre cette chaleur
corporelle, les bêtes apportaient avec elles un grand nombre de parasites :
tiques, mouches, puces et insectes en tous genres se nichaient avidement dans
les aspérités et sous les paillasses. Les pauvres étaient bien souvent criblés
de morsures et de démangeaisons. Ce type d’affection était d’ailleurs
fréquemment représenté dans les églises du pays, où il n’était pas rare de
trouver au mur quelque portrait de Job, le corps meurtri de plaies, en train de
se gratter avec un couteau.
Certaines
personnes – et sans doute Madalgis était-elle du nombre – finissaient
avec le temps par développer de violentes manifestations de maladie. Leur peau
se couvrait d’ulcérations, que ne faisait qu’exacerber le frottement constant
de la laine rude.
L’épreuve du
diagnostic devrait néanmoins attendre, car il faisait déjà nuit noire. Nous
nous mettrons à la tâche demain, se dit Jeanne.
Le lendemain
matin, on entreprit de nettoyer la hutte du sol au plafond. La vieille litière
de jonc qui couvrait le sol fut retirée, la terre battue balayée, puis lavée.
On brûla les paillasses, et on en fit de nouvelles avec de la paille fraîche.
Le toit de chaume, à demi pourri, fut remplacé.
Le plus difficile
fut de convaincre Madalgis de prendre un bain. Comme tout un chacun, elle se
lavait régulièrement le visage, les pieds et les mains, mais l’idée d’une
immersion totale lui paraissait absurde, voire dangereuse.
— La fièvre
s’emparera de moi, dit-elle. Je mourrai !
— Tu mourras
si tu ne te baignes pas, répondit Jeanne avec autorité. D’ailleurs, la vie d’une
lépreuse n’est-elle pas pire que la mort ?
Les vents d’Herbistmanoth
avaient cruellement refroidi les eaux du ruisseau qui coulait derrière le pré.
Il fallut donc apporter de l’eau et la
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