La Papesse Jeanne
l’église abbatiale.
Le petit groupe
de voyageurs était harassé, et la moiteur glacée de l’air n’avait rien fait
pour arranger les rhumatismes du vieux moine médecin. Chaque pas était pour lui
un nouveau tourment.
— Nous y
serons bientôt, dit Jeanne. D’ici une heure, Frère Benjamin, vos pieds
reposeront tranquillement devant l’âtre.
Au loin, un grand
martèlement de planches annonçait déjà leur arrivée : nul n’approchait les
portes de Fulda sans être promptement repéré. En entendant ce vacarme, Madalgis
serra son nourrisson contre son sein. Elle n’avait accepté de suivre les deux
moines qu’à la condition d’emmener son dernier-né.
Alignés selon
leur rang, les frères s’étaient rassemblés dans la cour pour les accueillir. L’abbé
en personne était venu.
Effrayée,
Madalgis se réfugia derrière Jeanne en le voyant.
— Avance,
ordonna Raban.
— N’aie
crainte, Madalgis, chuchota Jeanne. Fais ce que te demande le père abbé.
— Madalgis s’avança
toute tremblante au sein du cercle des moines. Un murmure incrédule salua son
approche. Ses plaies avaient disparu. À l’exception de quelques cicatrices et
marques de sécheresse, la peau dorée par le soleil de son visage et de ses bras
était saine et lisse. Aucun doute n’était plus permis. À l’évidence, cette
femme n’était pas lépreuse.
— Ô
merveilleux signe de grâce ! s’exclama l’évêque Otgar, ravi. Comme Lazare,
elle est revenue à la vie !
Le cercle des
moines se referma sur les voyageurs et les accompagna triomphalement jusqu’à l’église.
La guérison de
Madalgis fut considérée comme un véritable miracle. Fulda résonna longtemps des
louanges adressées à Jean Anglicus. Et quand le vieux Frère Aldwin, l’un des
deux prêtres de la communauté, mourut dans son sommeil, les moines eurent peu
de doutes sur le nom de son probable successeur.
L’abbé Raban,
toutefois, voyait les choses d’un autre œil. Jean Anglicus était à la fois trop
effronté et trop présomptueux à son goût. Raban lui préférait Frère Thomas,
moins brillant mais autrement plus prévisible – une qualité fort
appréciée de l’abbé.
Il s’agissait
cependant de ménager l’évêque Otgar. Celui-ci savait la façon dont Gottschalk
avait failli mourir après avoir été battu, et cet événement menaçait d’entacher
le prestige de Raban. En choisissant un moine moins qualifié de préférence à
Jean Anglicus, il risquait de soulever des questions. Et si le roi recevait un
rapport défavorable à son sujet, l’abbé pouvait fort bien être déchu de son
titre. Raban opta donc pour la prudence.
— En tant
que père spirituel, annonça-t-il au chapitre, il m’incombe de choisir un
nouveau prêtre parmi vous. Après de longues prières et une mûre réflexion, mon
choix s’est arrêté sur un frère que son immense savoir rend parfaitement apte à
remplir cette délicate fonction : Frère Jean Anglicus.
Un murmure d’approbation
s’éleva parmi les moines. Jeanne sentit ses joues s’enflammer. Prêtre !
Elle serait initiée aux mystères, recevrait le droit d’administrer les saints
sacrements ! Telle était l’ambition jadis nourrie par son père pour son
frère aîné Matthieu – et, après la mort de celui-ci, pour Jean. Et voici
que cette ambition était sur le point d’être réalisée par sa fille. Quelle
ironie du sort !
Assis de l’autre
côté de la salle, Frère Thomas lui jeta un regard noir. Cette distinction
aurait dû me revenir, se disait-il, amer. Raban m’avait choisi. Ne me
l’a-t-il pas dit lui-même, il y a seulement quelques semaines ?
La guérison d’une
lépreuse avait tout changé. Et pourtant, cette Madalgis n’était rien, une
simple manante, ou à peine plus. Quelle importance si on l’enfermait à la
léproserie ?
Thomas
avait du mal à admettre que Jean Anglicus l’eût supplanté. D’emblée, il avait
détesté sa vivacité d’esprit, dont il avait plus d’une fois fait les frais, et
aussi l’aisance avec laquelle il avançait dans son étude. Ses progrès à lui
étaient plus laborieux. Il avait beaucoup peiné pour apprendre le latin et
graver dans sa mémoire les chapitres de la règle.
En revanche, il
ne manquait pas d’acharnement et mettait un point d’honneur à respecter
scrupuleusement les moindres signes extérieurs de la foi. Une fois son repas
terminé, il n’oubliait jamais
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