La Papesse Jeanne
tu en sois capable.
— Et
pourquoi donc ? Tu as bien appris, toi.
— Certes,
dit-il avec un sourire indulgent. Mais moi, je suis un homme.
— C’était
une demi-vérité, car il n’avait pas encore atteint son treizième hiver. Dans un
peu plus d’un an, à son quatorzième anniversaire, il serait vraiment un homme.
Mais il lui plaisait de revendiquer dès maintenant ce privilège, d’autant plus
que sa sœur ne connaissait pas la différence.
— Je peux y
arriver, dit-elle. Je le sais.
Matthieu soupira.
Sa tâche n’allait pas être aisée.
— Ce n’est
pas tout, Jeanne. Pour une fille, il est contre nature et dangereux de savoir
lire et écrire.
— Sainte
Catherine savait, elle. L’évêque l’a dit dans son sermon, t’en souviens-tu ?
Elle était admirée pour sa sagesse et sa science.
— C’est
différent. Catherine était une sainte. Toi, tu n’es qu’une fille.
Jeanne resta
muette. Matthieu, connaissant la détermination de sa jeune sœur, ne put que se
réjouir d’avoir eu le dernier mot si facilement. Il tendit les mains vers la
Bible.
Elle fit mine de
la lui donner, puis se déroba.
— Pourquoi
Catherine était-elle une sainte ?
Mains tendues,
Matthieu marqua un temps d’arrêt.
— Elle a
subi le martyre et est morte au nom de la Foi. Cela aussi, l’évêque l’a dit
dans son sermon, t’en souviens-tu ? ajouta-t-il, incapable de résister au
désir de la singer.
— Pourquoi
a-t-elle subi le martyre ?
— Elle avait
défié l’empereur Maxence et cinquante de ses plus sages conseillers en
démontrant, au terme d’un débat logique, la nature erronée du paganisme. Elle
en a été punie. Et maintenant, petite sœur, rends-moi le livre.
— Quel âge
avait-elle ?
Que d’étranges
questions sortaient de la bouche de cette enfant !
— Je ne
discuterai pas davantage, lâcha Matthieu, exaspéré. Rends-moi le livre !
Elle recula
encore, la Bible serrée contre son sein.
— Quand elle
s’est rendue à Alexandrie pour débattre avec les conseillers de l’empereur,
elle était vieille, n’est-ce pas ?
Matthieu hésitait
à lui arracher le saint livre des mains. La chose comportait des risques. La
fragile reliure pouvait se rompre, auquel cas ils se retrouveraient tous deux
dans une situation plus que délicate. Mieux valait continuer de répondre à ses
questions, aussi sottes et puériles fussent-elles, jusqu’à ce qu’elle fut
lassée de ce petit jeu.
— Elle avait
trente-trois ans. Comme a dit l’évêque, le même âge que Jésus-Christ lors de la
Crucifixion.
— Et quand
sainte Catherine a affronté l’empereur, était- elle déjà admirée pour son
savoir, comme l’a dit l’évêque ?
— Évidemment,
fit Matthieu d’un ton condescendant. Sinon, comment aurait-elle pu surpasser
les plus sages conseillers du pays ?
— Alors,
elle a forcément appris à lire avant de devenir sainte, commença Jeanne, le
visage éclairé d’une lueur triomphale. Et à ce moment-là, elle n’était qu’une
fille. Comme moi !
Matthieu resta un
instant sans voix, partagé entre courroux et surprise. Puis il éclata de rire.
— Petite
diablesse ! Voilà donc où tu voulais en venir. Tu es douée pour la
controverse, pas de doute !
Elle lui tendit
le livre avec un sourire plein d’espoir. Matthieu le prit en secouant la tête.
Quelle étrange créature, si curieuse, si déterminée, si sûre d’elle ! Elle
ne ressemblait ni à Jean, ni aux autres enfants de son âge. Un regard de
vieille savante illuminait ses traits puérils. Il n’était pas étonnant que les
autres petites filles du village refusent de se lier avec elle.
— Fort bien,
petite sœur. Aujourd’hui commence ton apprentissage de la lecture. Mais ne
nourris pas trop d’espérances. C’est une tâche bien plus ardue que tu ne crois.
Jeanne, folle de
joie, se jeta au cou de son frère. Il se dégagea de son étreinte, ouvrit le
livre et déclara d’un ton bourru :
— Nous
commencerons ici.
La fillette se
pencha sur le livre, s’imprégna de l’odeur acre du parchemin tandis que
Matthieu lui montrait du doigt un paragraphe.
— Evangile
de Jean, premier chapitre, verset un : In prin- cipio erat verbum et
verbum erat apud Deum et verbum erat Deus. « Au commencement était le
Verbe, et le Verbe était tourné vers Dieu, et le verbe était Dieu. »
L’été et l’automne
suivants furent doux et généreux. La récolte fut la meilleure
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