La Papesse Jeanne
conviction égale. Jamais je ne laisserai mon peuple
privé de son pape le jour le plus saint de l’année.
Elle est
bouleversée, se dit Gerold. Incapable de pensées
claires. Il n’avait guère le choix. Mieux valait composer avec elle pour l’heure,
mais il s’arrangerait en secret pour préparer un départ rapide. Au moindre
signe de danger, il serait ainsi en mesure de la mettre en lieu sûr – par
la force s’il le fallait.
À l’occasion de nox magna, la grande nuit de la célébration de Pâques, des milliers de gens
s’entassèrent dans la cathédrale du Latran et tout autour pour participer à la
vigile, au baptême et à la messe. Le long office commençait le samedi soir et
se prolongerait jusqu’au matin de Pâques.
À l’extérieur de
la cathédrale, Jeanne alluma le cierge pascal, puis le tendit à Desiderius, l’archidiacre,
qui le porta cérémonieusement à l’intérieur de la sombre nef. Jeanne et le
reste du clergé lui emboîtèrent le pas en entonnant le lumen Christi, hymne
à la lumière du Christ. À trois reprises, la procession s’arrêta dans l’allée
centrale pour permettre à Desiderius d’allumer les cierges des fidèles. Lorsque
Jeanne atteignit l’autel, la grande nef scintillait de mille flammes
minuscules, dont la lueur se réfléchissait sur le marbre lisse des murs et des
colonnes, en une somptueuse allégorie de la Lumière donnée au monde par le
Christ.
— Exultet
jam angelica turba caelorum. Exultent divina
mysteria !
Desiderius venait
d’attaquer joyeusement les premières mesures de l’Exultet. Ce très vieux
chant, psalmodié depuis la nuit des temps, souleva au fond du cœur de Jeanne
une émotion poignante.
Je n’entendrai
plus jamais cette splendide mélodie devant un autel, se dit-elle avec mélancolie. En plein cœur de cette célébration de
rédemption et d’espoir, elle n’était pas loin d’éprouver une vraie révélation
divine.
— O vere
beata nox, quae expoliavit Aegyptios, ditavit Hebraeos ! Nox, in qua
terrenis caelestia junguntur...
En sortant de la
cathédrale à la fin de la messe, Jeanne remarqua un homme en haillons, tout
crotté, qui attendait sur les marches du parvis. Croyant avoir affaire à un
mendiant, elle fit signe à Victor, le sacellarius, de lui donner l’aumône.
L’homme refusa
les pièces qu’on lui tendait.
— Je ne
demande pas la charité, Votre Sainteté. Je suis un messager, et j’apporte des
nouvelles pressantes.
— Donne-les
donc.
— L’empereur
Lothaire et son armée sont à Paterno. Au train où ils avancent, ils seront à
Rome sous deux jours.
Un murmure d’inquiétude
traversa la file des prélats.
— Le
cardinal Anastase est avec eux, ajouta le messager.
Jeanne fronça les
sourcils. La présence d’Anastase dans l’entourage impérial était du plus
mauvais augure.
— Pourquoi l’appelles-tu
cardinal ? interrogea-t-elle d’un ton sévère. Anastase a été excommunié.
Il n’a plus le droit à ce titre.
— Je vous
prie de me pardonner, Votre Sainteté, mais c’est ainsi que l’empereur le
désigne.
De mieux en mieux !
Le mépris affiché par l’empereur envers la sentence d’excommunication prononcée
par le défunt pape Léon était un défi ouvert à l’autorité pontificale. Dans un
tel état d’esprit, Lothaire était capable de tout.
Cette nuit-là,
après avoir discuté avec elle de la situation, Gerold pressa de nouveau Jeanne
de tenir sa promesse.
— J’ai
attendu Pâques comme tu me l’as demandé. Tu dois fuir dès à présent, avant l’arrivée
de Lothaire.
Jeanne secoua la
tête.
— Si le
trône est vacant lorsqu’il se présentera aux portes de Rome, il n’aura aucun
mal à y installer Anastase.
La perspective de
voir le fils d’Arsène monter sur le siège apostolique déplaisait autant à
Gerold qu’à Jeanne, mais la sécurité de celle-ci constituait sa priorité
absolue.
— Tu
trouveras toujours une excellente raison pour rester ici, Jeanne. Nous ne
pouvons pas repousser éternellement notre départ.
— Je ne
trahirai pas la confiance du peuple en laissant Rome entre leurs mains,
répliqua-t-elle avec entêtement.
Gerold eut envie
de la soulever de terre et de l’emporter sans lui demander son avis afin de l’arracher
au traquenard qui était en train de se refermer sur elle. Comme si elle lisait
dans ses pensées, elle reprit la parole.
— C’est l’affaire
de quelques jours, dit-elle
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