La Papesse Jeanne
elle jeta au sol la coupe vide, qui roula bruyamment au loin,
répandant sur les dalles un mince serpent écarlate.
Elle se coucha
sur son lit et attendit que le poison fît effet. Le temps passa. Rien ne se
produisait. C’est un échec. Cette pensée l’effraya et la soulagea en
même temps. Elle se rassit, et fut soudain saisie d’un violent tremblement. Son
corps entier se souleva, secoué de spasmes incontrôlables. Son cœur se mit à
battre la chamade. Affolée, elle prit son pouls : il galopait
furieusement.
Une fulgurante
douleur la transperça, d’une inconcevable intensité. On eût dit qu’un poignard
chauffé au rouge fouissait ses entrailles. Elle agita la tête en tous sens,
elle se mordit la lèvre pour s’empêcher de crier. Elle ne devait en aucun cas
attirer l’attention.
Les quelques
heures suivantes passèrent dans une sorte de brouillard : Jeanne oscillait
entre conscience et inconscience. Sans doute fut-elle victime d’hallucinations.
Elle crut que sa mère était assise à son chevet, les paumes doucement posées
sur son front brûlant, l’appelant sa « petite caille » et lui
chantant des mélopées dans la langue des Anciens.
Peu avant l’aube,
elle s’éveilla enfin, tremblante et très faible. Longtemps, elle n’osa pas
bouger. Puis elle entreprit, à gestes lents, de s’examiner. Son pouls était
régulier, son cœur battait avec vigueur, son teint était rassurant. Elle ne
releva ni effusion de sang, ni aucun signe d’un mal durable.
Elle avait
survécu à son supplice.
L’enfant aussi.
Il n’y avait plus
qu’une personne au monde vers qui elle pût se tourner. Lorsqu’elle fit part à
Gerold de son état, il fit d’abord montre d’une incrédulité totale.
— Grand Dieu !
Est-ce possible ?
— Apparemment,
riposta Jeanne, lugubre.
Il resta un long
moment silencieux, le regard fixe.
— Est-ce la
raison de ton récent malaise ?
— Oui.
Elle ne mentionna
pas l’ergot de seigle. Gerold ne l’aurait pas comprise.
Il la prit dans
ses bras et lui fit poser le front contre son épaule. Ils restèrent immobiles
pendant de longues minutes, laissant leurs cœurs battre à l’unisson.
— Te
rappelles-tu ce que je t’ai dit pendant l’inondation ? demanda-t-il à
mi-voix.
— Nous nous
sommes dit bien des choses, ce jour-là.
Mais le pouls de
Jeanne s’accéléra : elle savait ce à quoi il faisait allusion.
— Je t’ai
dit que tu étais ma seule femme sur cette terre, et que je me considérais, moi,
comme ton unique mari.
Il la força à
redresser le menton. Leurs regards se mêlèrent.
— Je te
comprends mieux que tu ne crois, Jeanne. Je sais à quel point ton cœur est
déchiré. Mais aujourd’hui, le destin a décidé à notre place. Nous partirons, et
nous vivrons ensemble, comme nous avons toujours été voués à le faire.
Il avait raison.
Il ne leur restait aucune autre solution. L’éventail de chemins qui s’ouvrait
naguère devant elle s’était réduit à un sentier étroit et unique. Une vague de
tristesse l’envahit, en même temps qu’une étrange excitation.
— Nous
pouvons partir dès demain, reprit Gerold. Renvoie tes chambellans pour la nuit.
Quand tout le monde sera assoupi, tu ne devrais pas avoir de mal à sortir par
une porte latérale. Je t’attendrai dehors avec des vêtements de femme, que tu
enfileras sitôt que nous aurons quitté les remparts.
— Dès demain !
s’écria Jeanne, qui à aucun moment n’avait envisagé un départ aussi précipité.
Mais... on nous recherchera !
— Quand on s’apercevra
de notre absence, nous serons loin. En outre, la garde cherchera deux hommes,
pas un humble couple de pèlerins.
Le plan était
audacieux, mais il pouvait fonctionner. Elle résista cependant.
— Je ne puis
partir si vite. Il y a tant de choses que je dois encore accomplir ici !
— Je le
sais, mon ange. Mais nous n’avons pas le choix. Tu dois le comprendre.
— Attendons Pâques,
proposa-t-elle. Ensuite, je te suivrai.
— Pâques !
Dans près d’un mois ! Et si quelqu’un devinait ton état entre-temps ?
— Je ne suis
enceinte que de quatre mois. Sous mes amples robes, je puis aisément dissimuler
ma grossesse pendant un mois supplémentaire.
Gerold secoua la
tête avec véhémence.
— Je ne te
laisserai pas prendre un tel risque. Nous devons partir maintenant, pendant qu’il
en est encore temps.
— Non,
répliqua-t-elle avec une
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