La Papesse Jeanne
nouveau de richesses inouïes, redeviendraient
plus éblouissantes que les meilleurs palais de Byzance. Il était convaincu que
Dieu ne l’avait mis sur cette terre que pour accomplir cette œuvre immense.
Il revint à la
lecture de la lettre de son père, avec un intérêt amoindri, car sa dernière
partie n’abordait que des sujets sans importance : la liste des prêtres
devant être ordonnés lors des festivités de Pâques venait d’être publiée ;
son cousin Côme s’était remarié à la veuve d’un diacre ; et un certain
Daniel, magister militum, se déclarait profondément outré de ce qu’un Grec
avait été nommé évêque de préférence à son fils.
Anastase se
raidit. Un Grec ? Son père semblait citer cette affaire comme un simple
exemple supplémentaire du regrettable manque de romanità du pape Jean.
Se pouvait-il que les vastes perspectives ouvertes par cet événement lui
eussent entièrement échappé ?
Voilà
l’occasion que j’attendais, se dit-il,
enthousiaste. La chance lui souriait enfin. Il se leva en hâte et alla à sa
table. Saisissant une plume, il se mit à écrire.
« Cher père,
ne perdez pas un instant à la réception de la présente lettre. Envoyez-moi
sur-le-champ le magister militum Daniel. »
Jeanne faisait
les cent pas dans sa chambre. Comment ai-je pu être aveugle à ce
point ? L’idée, tout simplement, ne lui était pas venue qu’elle pût se
trouver enceinte. Après tout, à quarante et un ans, elle avait largement
dépassé l’âge fertile normal.
Il est vrai
que ma mère était encore plus âgée quand elle accoucha de son dernier enfant.
Et elle était
morte en couches.
Ne te donne
jamais à aucun homme.
Une terreur
glacée se déversa dans le cœur de Jeanne. Elle s’efforça de se calmer. Ce qui
était arrivé à sa mère ne devait pas nécessairement lui arriver. Elle était
vigoureuse, en parfaite santé. Ses chances de survivre à un enfantement étaient
excellentes. Mais que deviendrait-elle ensuite ? Dans la ruche grouillante
de regards indiscrets qu’était le Latran, elle n’avait aucun moyen de garder
son accouchement secret, et encore moins de dissimuler l’enfant lorsqu’il
serait venu au monde. Son sexe serait à coup sûr dévoilé.
Quelle mort
serait considérée comme un châtiment suffisant pour punir l’immensité de son
crime ? Son supplice serait forcément effroyable. Il se pouvait qu’on lui
arrachât les yeux après les avoir brûlés au fer rouge, ou qu’on l’écorchât
jusqu’à l’os. On choisirait peut-être de l’écarteler très lentement, avant de
la brûler vive. Une fin hideuse était inévitable après la venue de son enfant.
Si cet enfant
venait.
Elle posa les
deux mains à plat sur son ventre. L’être qui grandissait en elle ne donna nul
signe de mouvement. Le fil qui le reliait à la vie était encore extrêmement
ténu. Un petit rien suffirait à le briser.
Elle s’approcha
du coffre fermé à double tour où elle gardait ses remèdes, qu’elle avait fait
apporter peu après son sacre. Ils étaient plus accessibles dans sa chambre, et
à l’abri des mains avides. Ses doigts errèrent entre les divers sachets et
fioles jusqu’à ce qu’elle eût trouvé ce qu’elle cherchait. D’une main experte,
elle prit une mesure d’ergot de seigle, qu’elle fit infuser dans une coupe de
vin pur. À petites doses, c’était un remède bienfaisant. Au-delà, cette
substance pouvait provoquer un avortement – mais cette méthode, outre les
risques encourus par celle qui décidait de l’employer, ne fonctionnait pas
toujours.
Avait-elle encore
le choix ? Si elle ne mettait pas au plus tôt un terme à sa grossesse,
elle était condamnée à subir une mort horrible.
Elle leva la
coupe vers ses lèvres.
Les mots d’Hippocrate
lui traversèrent l’esprit. L’art médical est une vocation sacrée. Un médecin
doit user de son talent selon ses capacités et son jugement pour aider les
souffrants, mais en aucun cas pour nuire.
Jeanne balaya ce
scrupule. Toute sa vie, son corps de femme n’avait été qu’une source de maux et
de tourments – un obstacle dressé entre elle et ses aspirations. Elle ne
lui permettrait pas de la priver de vie.
Elle but d’un
trait le contenu de la coupe.
En aucun cas
pour nuire. En aucun cas pour nuire. En aucun cas pour nuire...
Ces quelques mots
se mirent à résonner sous son crâne, et son cœur se gonfla de larmes. Avec un
sanglot,
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