La Papesse Jeanne
évidemment un accident. Un tragique
accident.
— Ce n’était
pas un accident, Wala, corrigea Richild d’un ton grave. C’était la volonté de
Dieu.
Wala pâlit.
— Bien sûr,
gente dame, bien sûr.
Chapelain
particulier de la comtesse, il jouissait d’une position légèrement meilleure
que celle des coloni ordinaires. S’il déplaisait à sa maîtresse, il
risquait d’être fouetté, ou pire, renvoyé.
— La volonté
de Dieu, répéta-t-il. La volonté de Dieu, oui, ma dame, assurément.
— Va donc
parler à cette faible créature, car l’extrémité de sa douleur semble avoir mis
son âme en danger mortel.
— Ah, ma dame !
s’écria-t-il, élevant vers le ciel deux longues mains blanches. Quelle sainte
indulgence ! Quelle c ari- tas !
Richild
eut un geste d’impatience, et le chapelain s’en fut à grands pas, à la manière
d’un homme qui vient d’être décroché du gibet juste avant l’ouverture de la
trappe.
Gerold donna le
signal du départ, et le convoi reprit son chemin vers Saint-Denis. À l’arrière,
sur le dernier chariot, les cris de la mère éplorée s’atténuèrent peu à peu
pour se muer en sanglots étouffés. Les yeux de Dhuoda étaient humides de
larmes, et l’éternelle bonne humeur de Gisla elle-même semblait ébranlée. En
revanche, Richild resta de marbre. Jeanne l’épiait du coin de l’œil. Pouvait-on
cacher à ce point son émotion ? Ou bien la femme de Gerold était-elle
aussi froide de cœur qu’elle le paraissait ? Se pouvait-il qu’elle ne
ressentît pas un instant le poids de la mort de la servante ?
Le regard de
Richild croisa le sien. Jeanne se détourna pour l’empêcher de lire dans ses
pensées.
La volonté de
Dieu ?
Non, ma dame.
Votre ordre.
La première
journée de foire fut effrénée. Les visiteurs se pressaient vers l’énorme
portail de fer qui menait au champ clos contigu à l’abbaye de Saint-Denis
– paysans en grossières robes de lin, seigneurs et fideles en
tuniques de soie et baudriers d’or, au bras de leurs épouses élégamment parées
de mantes à bords de fourrure et de belles coiffes incrustées de bijoux,
Lombards et Aquitains affublés de bottes et de culottes bouffantes. Jamais
Jeanne n’avait eu sous les yeux un aussi vaste éventail d’humanité.
Sur le pré, les
éventaires des marchands se succédaient sans interruption, et leurs
innombrables articles s’étalaient en une extraordinaire profusion de couleurs
et de formes. Il y avait là des robes et des mantes de soie pourpre, des plumes
de paon, des gilets de cuir estampé, des denrées aussi rares que l’amande et le
raisin, toutes les variétés d’épices, des perles, des gemmes, de l’argent et de
l’or. De nouvelles marchandises affluaient sans cesse sous le portail,
entassées sur des chars grinçants ou portées à même le dos des plus humbles
commerçants. Les corps de ces derniers ployaient souvent sous des charges
pesant deux fois leur poids. Nombreux étaient ceux qui ne dormiraient pas de la
nuit, tiraillés par les multiples douleurs de muscles soumis à trop rude
épreuve, mais du moins ceux-là feraient-ils l’économie des impôts les plus
lourds, le rotaticum et le saumaticum, calculés sur la valeur des
marchandises acheminées sur un véhicule à roues et à dos d’animal.
Dès qu’ils eurent
franchi la porte, Gerold se tourna vers Jeanne et Jean :
— Tendez la
main.
À chacun, il
remit un denier d’argent.
— Tâchez de
le dépenser avec sagesse.
Jean ouvrit des
yeux ronds. Il n’avait vu de telles pièces que deux fois, et toujours à bonne
distance. Car à Ingelheim, le troc était la seule forme de commerce ; la
rente de son père, une dîme prélevée aux paysans de la paroisse, était toujours
versée sous forme de biens et de nourriture.
Un denier !
Il tenait entre ses doigts une fortune au-delà de toute description.
La compagnie s’aventura
le long d’une allée noire de monde, entre deux rangées d’étals. Partout, les
vendeurs vantaient leur marchandise et les chalands marchandaient ferme les
prix, tandis que des bateleurs de toutes les espèces – danseurs,
jongleurs, acrobates, montreurs d’ours et de singes – déployaient leur
art. L’écho d’innombrables négociations, plaisanteries et discussions, menées
en cent langues différentes, les encerclait de partout.
Il était aisé de
se perdre dans cette foule foisonnante. Jeanne saisit la
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