La Papesse Jeanne
C’était
pour s’éloigner d’elle qu’il avait accepté la charge de missus impérial, pour
se donner le temps de reprendre le contrôle des sentiments de plus en plus
ingouvernables qu’il avait récemment vus grandir en lui.
— Affaire
suivante, Frambert, ordonna-t-il.
Frambert déroula
son rouleau de parchemin et se mit à lire d’une voix forte, pour couvrir le
brouhaha.
— Abo se
plaint de son voisin Hunald et l’accuse de s’être emparé de son bétail
illégalement, et sans juste compensation.
Gerold eut un
hochement de tête entendu. Ce genre de litige n’était que trop banal. Dans ces
contrées reculées, l’illettrisme était tel que les laboureurs capables de tenir
un registre écrit de leurs biens se comptaient sur les doigts de la main. Et,
bien sûr, l’absence de registres ouvrait la porte à toutes les sortes de
fraudes.
Hunald, un gros
homme au visage rubicond, richement vêtu de lin écarlate, s’avança pour nier
les accusations émises à son encontre.
— Ces bêtes
sont à moi. Qu’on apporte le reliquaire ! cria-t-il, désignant de l’index
le précieux coffret qui reposait sur la table. Je suis innocent comme l’agneau,
et je suis prêt à le jurer devant Dieu, sur ces saints ossements !
— Ce sont
mes vaches, messire, et non les siennes, et il le sait fort bien !
protesta Abo, un petit homme maigre, à la mise aussi humble que celle de son
adversaire était voyante. Hunald pourra bien jurer tant qu’il le voudra, la
vérité ne changera pas d’un pouce !
— Comment,
Abo ! Mettrais-tu en doute le jugement divin ? s’exclama Hunald avec
juste ce qu’il fallait de pieuse indignation. Notez, messire comte, que cet
homme vient de blasphémer !
Gerold se tourna
vers Abo.
— Pouvez-vous
prouver que ces bêtes sont à vous ?
La question était
inhabituelle. En pays franc, la notion de témoignage n’existait pas davantage
que celle de preuve. Hunald jeta un regard intrigué à Gerold. Où cet étranger
voulait-il en venir ?
— Prouver ?
répéta Abo, visiblement désemparé. Eh bien... ma femme, Berta, est capable de
les nommer toutes, de même que mes quatre enfants, car ils connaissent ces
vaches depuis leur plus jeune âge. Ils sauraient même vous dire laquelle a ses
humeurs quand on la trait, et laquelle préfère le trèfle à l’herbe des prés.
Faites-les venir, et je les appellerai une à une ! Elles viendront à moi,
je vous le dis, car elles connaissent le son de ma voix autant que la caresse
de ma main.
Une petite lueur
d’espoir s’était allumée dans les yeux du plaignant.
— Sornettes !
rugit Hunald. Cette cour de justice est-elle censée retenir les actes aveugles
de bestiaux stupides, quand ceux-ci contredisent les lois sacrées du Paradis ?
J’exige un vrai jugement ! Approchez le reliquaire, et laissez-moi jurer !
Gerold réfléchit
en se caressant la barbe. Hunald, en tant qu’accusé, était dans son droit en
réclamant le jugement de Dieu. Selon la loi, Dieu ne lui permettrait jamais de
se parjurer en posant sa main sur de saintes reliques.
Mais Gerold avait
quelques doutes. Il ne manquait pas d’hommes qui, plus soucieux des richesses
tangibles de ce bas monde que des vagues menaces qui pesaient sur l’autre, n’hésiteraient
pas à mentir. Je le ferais moi-même si l’enjeu en valait la peine. Pour
protéger un être cher, par exemple, il n’hésiterait pas à mentir sur un plein
chariot de reliques.
Jeanne. Irrésistible, son image se forma de nouveau dans ses pensées. Il se
força à l’en chasser.
— Messire,
lui glissa Frambert à l’oreille, je me porte garant de Hunald. C’est un homme
loyal et généreux, et cette accusation est dénuée de tout fondement.
Sous la table,
hors de vue de la foule, Frambert se mit à jouer avec une splendide bague d’argent
et d’améthyste en forme d’aigle. Il la fit tourner autour de son majeur afin
que Gerold pût l’admirer à sa guise.
— Un homme très généreux, répéta-t-il à mi-voix, en retirant la bague avec une
esquisse de sourire. Hunald m’a chargé tantôt de vous dire qu’elle était à
vous, en signe de sa profonde gratitude.
Gerold prit l’anneau.
Jamais il n’avait eu entre les doigts un aussi beau joyau. Il retourna la bague
entre ses doigts et la soupesa.
— Merci,
Frambert, dit-il enfin. Voilà qui facilitera mon choix.
Pendant que
Gerold se tournait vers Hunald, le sourire de Frambert
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