La Papesse Jeanne
sa cachette et reprit sa place d’un air digne. Son visage était livide, et
sa voix tremblait quand il donna lecture du dernier litige du jour.
— Ermoin le
meunier et sa femme se plaignent de leur fille, laquelle a, volontairement et
contre leur ordre, pris un serf pour mari.
La foule s’ouvrit
pour laisser passer un couple de bourgeois grisonnants, dont la mine soignée
témoignait de la réussite
d’Ermoin dans son négoce. Un homme plus jeune les suivait, vêtu d’une tunique d’esclave
en lambeaux, et une toute jeune femme fermait la marche, tête basse.
— Messire,
lança le meunier sans attendre qu’on lui donne la parole, vous avez sous les
yeux notre fille Hildegarde, la joie de nos cœurs vieillissants et l’unique
survivante de nos huit enfants. Nous l’avons élevée avec tendresse, et
peut-être même avec une tendresse excessive, ainsi que nous l’avons récemment
appris à nos dépens. Car elle n’a répondu à notre affection que par la pire des
effronteries.
— Qu’attendez-vous
de cette cour ? demanda Gerold.
Ermoin parut
surpris de la question.
— Qu’on lui
impose le choix, messire. Le fuseau ou l’épée. Elle doit choisir, ainsi que l’exige
la loi !
Gerold prit un
air grave. Au cours de sa carrière de juge, il avait déjà rencontré un cas
semblable et ne tenait guère à répéter l’expérience.
— La loi,
comme vous dites, prévoit en effet cette épreuve. Mais elle me paraît bien...
rigoureuse, dirons-nous, pour une enfant élevée avec autant de tendresse. N’y
a-t-il pas d’autre moyen ?
Ermoin comprit ce
qu’il voulait dire. L’esclave pouvait aussi être autorisé à racheter sa
liberté.
— Non,
messire.
— Soit, fit
Gerold, résigné.
Il n’y avait plus
d’issue. Les parents de cette écervelée connaissaient la loi et insistaient pour
que la procédure fût menée à son terme.
— Apportez
un fuseau, ordonna Gerold, qui se tourna ensuite vers un de ses hommes. Hunric,
prête-moi ton épée.
Il refusait d’utiliser
sa propre arme, qui n’avait jamais transpercé un corps sans défense.
Le brouhaha
reprit de plus belle. Quelqu’un partit chercher un fuseau dans une maison du
voisinage.
La fille leva
brièvement le menton quand un homme rapporta le fuseau. Son père lui parla
rudement, et elle baissa aussitôt la tête. Mais durant un bref instant, Gerold
avait pu apercevoir son visage. Elle était ravissante avec ses grands yeux, sa
peau laiteuse, ses sourcils étroits et ses lèvres pleines et douces. Gerold
comprenait l’indignation de ses parents. Une fille aussi belle aurait sans
peine conquis le cœur d’un riche laboureur, voire d’un seigneur.
Le comte plaça
une main sur le fuseau. De l’autre, il leva l’épée.
— Si
Hildegarde choisit l’épée, déclara-t-il d’une voix forte, son mari, l’esclave
Romuald, périra sur-le-champ au fil de sa lame. Si elle choisit le fuseau, elle
deviendra esclave à son tour !
Le choix était
terrible. Jadis, Gerold avait vu une autre fille, moins belle mais tout aussi
jeune, confrontée à la même alternative. Celle-là avait choisi l’épée et
assisté à la mise à mort immédiate de l’homme qu’elle aimait. Mais aurait-il pu
en être autrement ? Avait-elle vraiment le droit d’opter pour la pire des
déchéances – non seulement pour elle, mais aussi pour ses enfants et
petits-enfants ?
Hildegarde resta
coite. Elle n’eut même pas un frisson à l’énoncé de l’épreuve qui l’attendait.
— Comprends-tu
le sens du choix que tu t’apprêtes à faire ? demanda Gerold.
— Elle
comprend, messire, répondit Ermoin, serrant le bras de sa fille. Elle sait
exactement ce qu’elle doit faire.
Gerold pouvait l’imaginer
sans peine. Les parents s’étaient certainement assurés de la coopération de
leur fille à grand renfort de menaces, et sans doute aussi de coups.
Les deux gardes
qui flanquaient le jeune homme lui saisirent les bras pour prévenir toute
tentative de fuite. Il leur jeta un regard furieux. Son visage était
intéressant – front bas et planté de cheveux drus, yeux vifs, mâchoire
vigoureuse, nez droit et décidé. Sans doute avait-il un peu de sang romain. En
tout cas, malgré sa condition d’esclave, il ne manquait pas de courage. Gerold
fit signe aux gardes de le lâcher.
— Parle,
Hildegarde, dit-il à la fille. Le moment est venu.
Son père lui
chuchota quelque chose à l’oreille. Elle hocha la tête. Il la
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