La Papesse Jeanne
Sans doute ces sacs contenaient-ils d’autres richesses. Ils les
avaient oubliés, et étaient revenus pour les prendre.
Avant de quitter
les lieux, l’un d’eux revint vers Gisla, la souleva comme un sac de grains et
la jeta en travers de son épaule.
Ils sortirent par
une porte latérale.
Dans les ténèbres
de son refuge, Jeanne n’entendit plus qu’un silence surnaturel.
La lumière
provenant de la fente étirait les ombres. Plus un son n’avait rompu le silence
depuis plusieurs heures. Jeanne rampa tout doucement vers l’ouverture.
Le maître-autel
était toujours debout, mais dépouillé de ses plaques d’or. Jeanne s’y adossa,
et promena sur la nef un regard circulaire. Sa tunique nuptiale était souillée
de sang. Était-ce le sien ? Elle n’aurait su le dire. Sa joue tailladée
lui faisait mal. D’un pas incertain, elle se mit à errer entre les corps. À
mi-hauteur d’une pile de cadavres rassemblés près des portes, elle reconnut le
maréchal-ferrant et son fils, embrassés comme s’ils avaient cherché à se
protéger l’un l’autre. La mort avait vieilli, ratatiné son fiancé. Quelques
heures plus tôt, il était debout près d’elle, grand, rubicond, plein de
vigueur. Il n’y aura pas de mariage. La veille encore, cette seule
pensée l’eût comblée de joie. À présent, elle n’éprouvait plus qu’un profond
sentiment de vide. Elle reprit sa lugubre quête.
Elle trouva Jean
dans un coin. Son poing étreignait encore l’épée du Normand. On lui avait
fracassé la nuque, mais cette mort violente n’avait laissé aucune trace sur son
visage. Ses yeux bleus étaient limpides, grands ouverts. Sa bouche esquissait
une sorte de sourire.
Il était mort en
guerrier.
Elle courut en
trébuchant jusqu’à la porte et la poussa. Le panneau s’écroula, arraché à ses
gonds par les haches normandes. Jeanne sortit et aspira une longue goulée d’air
frais. L’odeur de la mort était sur le point de l’asphyxier.
Tout était
désert. La fumée s’élevait en lascives spirales des monceaux de ruines qui, ce
matin encore, formaient une riante bourgade autour de la cathédrale.
Dorstadt était en
ruine.
Plus rien ne
bougeait. Personne n’avait survécu. Tous les habitants de la ville s’étaient
rassemblés dans la cathédrale pour entendre la messe.
Jeanne regarda à
l’est. Par-delà la cime des arbres, une grosse colonne de fumée montait vers le
ciel.
Villaris.
Ils avaient
incendié le château.
Elle s’assit sur
le parvis et enfouit son visage entre ses mains.
Gerold.
Elle avait besoin
de sa présence, du réconfort de ses bras, pour rendre le monde reconnaissable.
Elle fouilla l’horizon du regard, s’attendant presque à le voir surgir, sur le
dos de son alezan, les cheveux claquant au vent comme un étendard.
Il faut que je
l’attende. S’il revient et ne me retrouve pas, il croira que j’ai été enlevée
par les Normands. Comme Gisla.
Cependant, je
ne puis rester ici. Elle scruta de nouveau l’horizon
et ne vit aucun signe des Normands. Mais étaient-ils vraiment partis ? Ou
avaient-ils l’intention de revenir ?
S’ils me
trouvent... Elle avait vu de ses yeux la sorte de
traitement qu’ils réservaient aux jeunes femmes sans défense. Mais où
pouvait-elle se cacher ? Elle se dirigea vers les arbres qui marquaient l’orée
de la forêt, d’abord à pas lents, puis en courant. Son souffle se mêla de
sanglots. À chaque pas, elle s’attendait à ce que des mains hideuses surgissent
de nulle part pour la saisir et la forcer à contempler les affreux masques de
métal des Normands. Parvenue à l’abri des fourrés, elle se jeta à terre.
Au bout d’un
interminable moment, elle trouva la force de s’asseoir. La nuit était toute
proche. La forêt bruissait, noire et inquiétante. Elle entendit un bruit, et
sursauta.
Les Normands
pouvaient camper tout près, dans ces bois.
Il lui fallait
fuir Dorstadt et retrouver Gerold, où qu’il se trouvât.
Mère... Jamais elle n’avait eu tant besoin de sa mère, mais elle ne pouvait
rentrer chez elle. Son père ne lui avait jamais pardonné. Si elle rentrait
maintenant, apportant avec elle la nouvelle de la mort de son dernier fils, il
se vengerait sur elle, c’était sûr.
Si seulement
je n’étais pas une fille... Si seulement...
Cet instant
devait rester gravé dans sa mémoire jusqu’à son dernier souffle. Ses pensées
étaient-elles guidées par une puissance
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