La Papesse Jeanne
bienveillante, ou au contraire par un
esprit maléfique ? Elle n’avait plus le temps de réfléchir. Une occasion
se présentait. Sans doute ne reparaîtrait-elle plus jamais.
Le soleil
rougeoyait à l’horizon. Elle devait agir vite.
Elle retrouva
Jean gisant là où elle l’avait laissé, dans la pénombre de la cathédrale. Elle
fit basculer sur le côté son corps inerte.
— Pardonne-moi,
murmura-t-elle en défaisant son manteau.
Quand elle eut
fini, elle le couvrit de sa cape, lui ferma les yeux et arrangea sa dépouille
du mieux qu’elle put. Elle se leva et fit quelques mouvements pour s’habituer à
ses nouveaux vêtements. Somme toute, ils n’étaient guère différents des siens,
à l’exception des manches, plus serrées aux poignets. Ses doigts caressèrent la
dague à manche d’os prise à la ceinture de son frère. Sa lame était encore
acérée.
Elle se rendit
devant l’autel, abaissa sa capuche et posa sur la table une longue mèche de
cheveux d’or pâle.
Elle souleva sa
dague et, avec une lenteur délibérée, se mit à couper.
Au crépuscule, la
silhouette d’un tout jeune homme apparut sur le seuil de la cathédrale. Ce
personnage fouilla le paysage de son regard gris-vert. La lune était en train
de se lever dans un ciel criblé d’étoiles.
Par-delà les
ruines, la route de l’est dessinait un serpent argenté dans les ténèbres
grandissantes.
La silhouette
quitta furtivement l’ombre de la cathédrale. Il ne restait plus personne en vie
à Dorstadt pour voir Jeanne se mettre en route pour le grand monastère de
Fulda.
12
La grande salle,
envahie par une rumeur grondante, était noire de monde. Les gens avaient
souvent parcouru de nombreux milles pour rallier ce petit village de Westphalie
et assister au procès. Au coude à coude, ils se bousculaient, dispersaient la
litière de jonc jetée sur la terre battue pour absorber une accumulation
immémoriale d’odeurs de bière, de graisse, de salive et d’excréments. Une forte
puanteur envahissait l’air chaud et confiné. Mais personne ne s’en souciait ou
presque, car cette sorte d’odeur était de mise dans les foyers francs. De toute
façon, l’attention de la foule était concentrée ailleurs, et en particulier sur
le comte aux cheveux de flamme qui, paré du titre de missus, était venu
de Frise pour rendre la justice au nom de l’empereur.
Gerold se tourna
vers Frambert, l’un des sept échevins chargés de l’épauler dans sa mission.
— Combien d’affaires
nous reste-t-il à voir aujourd’hui ?
L’audience avait
été ouverte aux premières lueurs de l’aube. On était à présent au milieu de l’après-midi,
et les débats allaient bon train depuis huit heures. Derrière la haute table à
laquelle siégeait Gerold, les membres de son escorte étaient sur le point de s’assoupir,
appuyés sur leurs épées. Il avait pris avec lui vingt de ses meilleurs soldats.
Depuis la mort de Charle- magne, l’empire avait sombré dans le chaos, et la
tâche des missi dominici impériaux devenait de plus en plus délicate.
Souvent, ils étaient accueillis avec une méfiance de mauvais aloi par les
seigneurs et autres potentats locaux, hommes riches, puissants, et peu habitués
à voir leur autorité contestée. Partant du sage principe que la loi n’était
rien tant qu’on n’avait pas les moyens de la faire respecter, Gerold avait pris
soin de bien s’entourer, au risque de laisser Villaris entre les mains d’une poignée
de défenseurs. Heureusement, la puissante palissade qui ceignait le château
constituait une protection suffisante contre les brigands solitaires qui,
depuis bien des années, étaient la seule menace véritable dans la région de
Dorstadt.
Frambert se pencha
sur la liste des plaignants, inscrite sur un rouleau de parchemin large de huit
pouces et long d’une quinzaine de pieds.
— Il vous
reste trois litiges à trancher, messire comte.
Gerold soupira.
Il se sentait las et affamé. Ce chapelet sans fin d’accusations mesquines, de
protestations d’innocence et de jérémiades en tout genre était sur le point d’avoir
raison de sa patience. Il ne rêvait que d’une chose : rentrer à Villaris
au plus vite, et revoir Jeanne.
Jeanne... Jeanne et sa voix envoûtante, son rire profond et riche, ses
merveilleux yeux gris-vert, qui le contemplaient avec tant d’intelligence et d’amour...
Comme elle lui manquait ! Mais il ne fallait pas qu’il pense à elle.
Weitere Kostenlose Bücher