La Papesse Jeanne
lâcha et la
poussa en avant.
Elle leva la tête
et contempla l’esclave. L’amour qui noyait ses prunelles prit Gerold au
dépourvu.
— Non !
Son père tenta de
la retenir, mais il était trop tard. Les yeux fixés sur son amant, la fille s’approcha
du fuseau sans la moindre hésitation, s’assit, et se mit à filer.
Le lendemain, sur
la route de Villaris, Gerold repensa aux événements de la veille. Hildegarde
avait tout sacrifié : sa famille, sa fortune, sa liberté. La passion qu’il
avait lue dans son regard l’avait ébranlé avec une force qu’il ne comprenait
pas complètement. Il n’avait qu’une certitude : lui aussi aspirait à
atteindre cette pureté, cette intensité de sentiment à côté de laquelle toute
autre émotion semblait pâle et dénuée de sens. Il n’était pas trop tard. À
vingt-neuf ans, il n’était certes plus tout jeune, mais se trouvait à l apogée
de ses forces.
Il n’avait jamais
aimé Richild et n’avait jamais prétendu l’aimer. Leur mariage avait été
soigneusement arrangé par leurs familles. C’était dans l’ordre des choses, et
jusqu’à une époque récente, Gerold s’était satisfait de cette situation. Et
quand, peu après la naissance de Dhuoda, Richild lui avait fait part de son vœu
de ne plus avoir d’enfant, il avait accepté sans peine. Il ne lui était que
trop aisé de trouver des filles disposées à lui donner du plaisir loin du lit
conjugal.
Mais l’arrivée de
Jeanne avait tout changé. Le besoin qu’il avait d’elle, bien au-delà du simple
désir, avait marqué son cœur au fer rouge. De sa vie, il n’avait jamais
rencontré un être semblable. Son intelligence, sa vivacité, son empressement à
contester les idées que le reste du monde considérait comme des vérités
immuables, tout cela forçait son admiration. Il lui parlait comme il n’avait
jamais parlé à personne. Il lui faisait confiance en toute chose, et eût même
été prêt à remettre sa vie entre ses mains.
Il lui aurait été
facile de la prendre pour maîtresse – leur baiser au bord du ruisseau ne
lui laissait aucun doute là-dessus. Et cependant, contrairement à son habitude,
il avait reculé. Il attendait autre chose de Jeanne, même si, sur le moment, il
ne s’en était pas rendu compte.
À présent, il
savait.
Je veux
qu’elle devienne ma femme.
La chose n’allait
pas de soi. Il risquait de payer fort cher sa liberté, mais cela n’avait pas d’importance.
Si elle veut
de moi, Jeanne sera ma femme.
Cette résolution
lui apporta une sorte de paix intérieure. Gerold respira profondément, s’imprégnant
au passage des riches senteurs printanières de la forêt. Il y avait bien des
années qu’il ne s’était pas senti aussi heureux, aussi vivant.
Ils étaient tout
près. Un nuage bas et noir flottait dans les airs, soustrayant Villaris aux
regards. Mais Jeanne était là. Elle l’attendait. Impatient, il éperonna Pistis.
Peu à peu, une
odeur déplaisante envahit ses narines.
Une odeur de
fumée.
Ce n’était pas un
nuage qui enveloppait Villaris. C’était de la fumée.
Ses hommes et lui
se lancèrent au galop à travers bois, sans se soucier des branches et des
ronces qui les griffaient à chaque instant. Ils émergèrent dans la clairière et
firent halte brutalement, stupéfaits.
Villaris n’existait
plus.
Sous l’épais
nuage s’étalait un monceau de cendres noires tout ce qui restait du château
quitté deux semaines plus tôt.
— Jeanne !
s’écria Gerold, éperdu. Dhuoda ! Richild !
Avaient-elles fui ?
Étaient-elles ensevelies sous les décombres fumants ?
Ses hommes
tombèrent à genoux au milieu des cendres et se mirent en quête du moindre
indice susceptible d’être identifié – lambeau de vêtement, bague, tiare...
Plusieurs se mirent à pleurer à chaudes larmes en retournant la poussière, tant
ils redoutaient de trouver ce qu’ils cherchaient.
À quelques pas de
là, sous un amas de poutres noircies, Gerold aperçut quelque chose qui lui
serra le cœur.
C’était un pied.
Un pied humain.
Il entreprit de
dégager les poutres, tirant dessus de toutes ses forces, à mains nues. Peu à
peu, un corps apparut sous ses paumes sanguinolentes. C’était celui d’un homme,
si gravement brûlé que ses traits étaient méconnaissables. En revanche, le
collier qui pendait autour de son cou permit à Gerold d’identifier Andulf, un
des gardes du manoir. Il serrait son
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