La parade des ombres
partis de la région.
— Je m’en souviens. Ann y fut fortement remarquée.
— Nous nous préparions donc et Ann est entrée dans ma chambre pour me demander si elle pouvait m’emprunter un bijou. J’avais oublié celui-ci depuis longtemps au milieu d’autres. Elle le tenait en main lorsque je l’ai surprise en sortant de mon cabinet de toilette. Elle avait en le regardant un visage triste et lointain. Je le lui ai aussitôt arraché des mains dans un mauvais réflexe, lui en donnant un autre, prétextant qu’il mettrait davantage sa beauté en valeur.
Marie Brenan s’était mouché le nez avec élégance avant de poursuivre.
— Dès le lendemain de cette soirée, elle n’a cessé de me harceler de questions. Elle voulait savoir où nous habitions avant, ce que nous faisions et pourquoi nous avions quitté l’Irlande.
— Qu’avez-vous répondu ?
— Rien, avait avoué Marie Brenan. Rien d’autre que ce que vous nous avez recommandé de dire. Mais je n’en puis plus. Depuis, elle n’a cessé d’accumuler les sottises. Je crois qu’elle tente de forcer ses souvenirs.
Le sang d’Emma s’était glacé.
— Elle ne doit pas savoir, vous m’entendez.
— Pourquoi l’a-t-on enlevée à sa famille ? avait demandé Cormac.
— Les raisons ne regardent que moi, avait répondu sèchement Emma. Sachez seulement que vous perdriez tout à vouloir révéler la vérité à Ann.
— Ann est notre fille et le restera, avait assuré Cormac.
Un nouveau sanglot avait précipité Marie Brenan contre la poitrine de son époux.
Emma avait aussitôt compris que, tôt ou tard, elle céderait à la pression. Inconsciemment encore, Ann se rapprochait de sa vérité. Son intérêt pour l’océan et le fait qu’elle s’y soit rendue ainsi accoutrée le prouvaient. Tant qu’elle ne manifestait pas de méfiance ni de rejet à son encontre, rien n’était perdu. Mais si Marie Brenan parlait… Emma ne voulait pas risquer de perdre Ann comme elle avait autrefois perdu Mary.
Elle avait pris la décision qui s’imposait. Elle avait dîné avec eux, changeant de conversation pour ne pas aggraver davantage encore les tourments de Marie Brenan, mais était revenue lui rendre visite le lendemain, sous le prétexte de vérifier si elle se sentait mieux. Cormac était absent, en inspection dans la plantation. Ann se trouvait auprès de son professeur de maintien.
La domestique leur avait apporté une tasse de chocolat. Comme celle d’Emma et tant d’autres, la demeure des Cormac était une longue maison de bois blanchi, enrichie de balcons à rambarde sculptée croulant sous les bougainvillées. Des colonnades les soutenaient au rez-de-chaussée, offrant une terrasse fort agréable, souvent reconvertie en salon de thé. On y était suffisamment éventé pour échapper à la chaleur excessive de ce mois de juillet, tout en étant abrité du soleil mordant par un claustra de bois qui s’oubliait sous les seringas. C’était là que Marie Brenan l’avait reçue.
L’endroit était plaisant, la décoration de la demeure du meilleur goût. De servante qu’elle avait été, Marie Brenan avait su très vite s’adapter et devenir la lady la plus appréciée de Charleston.
— Ann a fait de nouveau ce cauchemar, cette nuit, avait-elle gémi à peine la domestique éloignée.
— Le cauchemar ? avait insisté Emma.
Mary Brenan avait hoché la tête.
— Toujours le même. Diffus. Des cris, des pleurs, l’odeur de la poudre et une mare de sang, dans un fracas assourdissant. Elle s’est réveillée en hurlant. Ce matin, au petit déjeuner, elle a encore posé ces questions.
— Vous n’avez rien dit, j’espère ?
Le regard de Marie Brenan s’était empli de larmes, qu’elle avait refoulées.
— J’ai répété que c’était une réminiscence de cette attaque dont nous fûmes victimes. Comme chaque fois. Mais j’ai eu le sentiment qu’elle ne me croyait plus. Fort heureusement, son professeur de français est arrivé pour me sortir de ce mauvais pas. Mais elle y reviendra, Emma. Ann est obstinée. Elle obtient toujours ce qu’elle désire.
« Comme sa mère », avait pensé Emma en soupirant.
— Madame, les avait interrompues la domestique. Pardonnez-moi de vous importuner, mais M. le révérend désire vous remettre en main propre les reçus pour vos œuvres.
Profitant de la diversion que cet intermède lui avait offerte, Emma, faisant mine de saisir sa tasse sur le plateau,
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