La parade des ombres
la tempête s’enroulait autour d’eux en plein océan. Lorsqu’elle s’était déchaînée, ils avaient été balayés par des creux de huit mètres. Jamais encore Mary n’avait eu à affronter des éléments aussi furieux. Plusieurs heures durant, tous s’étaient battus désespérément pour ne pas sombrer.
Au matin, brisés, ils avaient béni leur chance. Ils n’avaient pas perdu d’hommes. C’était un miracle.
Quatre mois. Quatre mois à survivre et à réparer avec les moyens de fortune. Colmatant les voies d’eau, carénant avec des feuilles de palmier tressées et de la colle de poisson, coupant des arbres à la machette, débitant des cals, des planches, rapiéçant des voiles, et se liant d’amitié comme seuls peuvent le faire les naufragés.
Vane était un être épris de justice, regrettant son métier de corsaire. Il aurait volontiers demandé son pardon au roi.
— Mais ce chien galeux mésestime ceux qui l’ont servi autrefois. Avec ce qu’il nous consent de nos prises, nous aurions à peine de quoi nous nourrir, aujourd’hui. Alors une famille ! avait-il grommelé.
— Tôt ou tard il vous prendra, avait objecté Baletti.
— Mourir de faim ou sur la potence, quelle différence ? Tant qu’à choisir, je préfère vivre peu, mais avec le sentiment de ma liberté.
Ils en étaient progressivement venus aux confidences. Le marquis avait révélé les raisons de ses blessures et leur destination pour s’en venger. Sans toutefois dévoiler son rang et sa position à Venise. Vane semblait avoir de l’honneur, mais il pouvait tout aussi bien l’oublier, les faire prisonniers et réclamer une rançon. Vane voulait se refaire, afin de récupérer un cotre ou un lougre, voire un brigantin. La Revanche lui manquait.
Voilà pourquoi son front s’était barré d’une ride d’amertume en franchissant le goulet de New Providence, découvrant La Revanche à l’ancre, à quelques encablures de leur propre emplacement de mouillage. Il n’avait rien dit, mais Mary se doutait bien qu’il mourait d’envie de coincer Rackham et de lui expliquer sa façon de penser, en combat singulier. Elle savait aussi qu’il n’en ferait rien, rentrerait sa colère et se contenterait de le toiser avec mépris comme tout bon Anglais.
Ils se séparèrent devant la Balancine. Il tardait à Vane de retrouver son épouse et ses fils, et aux matelots d’écarter les cuisses des catins.
— Je vous regretterai, dit-il en guise d’adieu.
— Nous aussi, capitaine Vane, le salua Mary.
C’était vrai. Leur séjour forcé sur l’île leur avait appris à l’apprécier.
Il leur tourna le dos et s’éloigna.
— Il me fait penser à Forbin, lâcha Mary. En plus éteint.
— C’est-à-dire ?
Le regard de Mary pétilla en accrochant celui de Baletti.
— Forbin aurait serré les poings et Rackham se serait souvenu de la leçon.
— Je vois… Viens, dit-il, il faut nous renseigner. Je n’ai aperçu aucun de mes bâtiments à l’ancre.
— Tu l’espérais ? demanda Mary en poussant la porte pour pénétrer dans la taverne.
Aussitôt, le bruit et la fumée les environnèrent. Pour s’entendre, il faudrait crier. Ils avisèrent une table rectangulaire. Les matelots de Vane s’y étaient attablés et vidaient leur chopine tout en flattant les croupes des filles. Il restait deux places en vis-à-vis au bout du banc. Malgré l’heure matinale, le bouge était bondé.
Ils s’installèrent. Baletti héla le tavernier, occupé à discuter avec un gaillard aussi défraîchi et mal rasé que les autres, mais qui, à l’inverse d’eux, ne paraissait pas vraiment s’amuser. Il était isolé à une table et avait l’œil désabusé. Le tavernier s’écarta de lui pour les rejoindre. Pas plus que tous ceux qu’ils avaient croisés, il ne s’attarda sur le visage abîmé de Baletti. Peu à peu le marquis avait cessé de s’inquiéter de son apparence et Mary s’en réjouissait.
— Qu’est-ce que ce sera ? demanda le tavernier.
— Des bières et des informations. Nous voulons gagner la Caroline-du-Sud, sais-tu quel navire doit s’y rendre ?
Il se gratta le menton et réfléchit un moment avant de lâcher :
— Blackbeard a bien parlé d’écumer jusque là-bas, mais je vous déconseille son bord, grimaça-t-il.
— Pourquoi ?
L’homme se pencha vers eux et leur désigna un gaillard entouré de trois putains et d’une poignée d’hommes, dans un renfoncement.
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