La parade des ombres
l’image, inspirant les parfums sucrés et salés qui lui parvenaient de partout. Elle avait faim et soif. De pain chaud, de vin rosé, de viande rouge et de vie. De vie surtout.
Mary débarquait en plein carnaval. Tous étaient costumés et masqués. Elle avisa un orchestre qui achevait d’accorder ses instruments sous une des arcades du palais ducal. Une colombine et un arlequin mimaient avec truculence et exagération une joute amoureuse, provoquant rires et commentaires. Mary n’y entendait rien. Mais cette langue italienne se mit à couler dans son oreille comme une eau de source. Puis la musique explosa et la tarentelle débuta. Le long serpent nerveux d’une farandole se mit en branle, sautillant et riant, s’enroulant autour des piliers des arcades pour revenir au centre de la place, ondulant sans cesse au rythme trépidant de la musique. Des feux jaillirent de partout. Le signal de la fête venait de sonner et Venise illumina ses chandelles suspendues aux voûtes des bâtiments, aux fenêtres en ogive, aux encorbellements.
Étourdie, grisée, Mary se mit à rire, happée par la ronde comme Junior autrefois quand il entraînait Toby dans la danse. Des fûts furent apportés, qu’on mit en perce sur une estrade.
En moins d’une heure, cette place devint un immense terrain de jeux où seuls les diables étaient conviés. Costumes, masques et moretta – loups emplumés – narguaient le visage sans fard de Mary, s’amusant de sa mise, comme d’un déguisement parfait. Elle n’avait ici pas davantage d’identité ou de visage que ces nez crochus ou ces faces lunaires.
Elle finit par s’endormir, ivre, dans un renfoncement.
Lorsqu’elle s’éveilla, affamée, au grand matin, elle était courbaturée, transie par un brouillard rasant que les eaux de la lagune avaient généré. Elle porta la main à sa ceinture et ne put retenir un juron. Sa bourse de cuir avait disparu. Mary retrouva d’un coup sa lucidité. Elle s’était comportée comme une idiote. Elle qui, jusque-là, avait réussi à ne jamais se faire voler un penny venait de faire la fortune d’un tire-bourse italien ! Elle enleva sa botte et vérifia le pécule qu’elle y tenait toujours caché par prudence.
« Bah, se dit-elle, résignée, j’irai voir un banquier qui prendra contact avec mon notaire à Breda. »
Elle remit sa botte en ayant soin de vérifier qu’on ne l’avait pas observée et se leva.
Le brouillard était dense. Des lanternes le crevaient de-ci, de-là. Elle grelotta malgré l’épaisseur de sa capeline. Décembre était glacé.
Elle se dirigea à l’odeur des grillades, la main sur le manche du poignard de Niklaus, et poussa la porte d’une auberge où déjà l’on s’activait. Elle baragouina dans un italien approximatif et parvint à se faire comprendre du patron, un gaillard ventripotent et gesticulant. Il l’installa d’autorité à une table avant de lui porter des pastas ornées en leur milieu d’un œuf. Elle avait demandé de la viande.
— Buono !
— Va falloir apprendre l’italien très vite, rumina-t-elle à voix haute en plongeant sa fourchette dans la mangeaille.
— Anglais ? entendit-elle tandis qu’elle se désespérait de ne pas parvenir à la capturer pour la manger.
Elle hocha la tête. En face d’elle, un gaillard brun d’une trentaine d’années s’amusait de sa maladresse. Il était plutôt charmant et bien fait, les yeux noirs et rieurs, le visage carré. Il saisit une cuillère dans une main, sa fourchette dans l’autre, et lui montra comment se tirer de ce mauvais pas.
— Merci, dit-elle.
L’inconnu se leva, son assiette terminée, se fendit d’une courbette moqueuse et tourna les talons. Mary lui en sut gré, elle n’avait pas vraiment envie de discuter. Quelques verres d’un vin léger achevèrent de la ragaillardir, ensuite de quoi elle se mit en devoir de flâner pour tenter de vérifier les repères que le matelot lui avait donnés sur le navire. Elle ne fut pas longue à mesurer qu’il lui faudrait plus de temps que prévu pour mener sa tâche à bien.
Ces Vénitiens caquetaient avec une telle volubilité qu’elle aurait été bien en peine de les comprendre. Suivre leurs gesticulations était une gageure. Comment, en ce cas, se renseigner sur ce Baletti ? D’autant qu’elle demeurait certaine que le fils de maître Dumas n’était pas davantage marquis qu’elle avait été lady !
Si elle s’éblouissait à chaque coin de rue
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