La parade des ombres
préférée aurait été Hennequin de Charmont, l’ambassadeur de France, qui y excellait. Mais, depuis que ce dernier avait accordé sa protection à Cork en échange de sa tranquillité, Clément évitait de le courroucer. Baletti l’avait compris. Il ne manquait pas à Venise de patriciens véreux qu’on pouvait détrousser pour rétablir l’équilibre. Parallèlement, Baletti avait chargé Cork de veiller à ce que les miséreux de Venise ne meurent pas de froid l’hiver. Tout en jouissant de son métier et de sa liberté, Cork s’acquittait de sa tâche. C’est ainsi qu’il avait repéré Mary Read.
Outre cette bourse qu’il avait vue tressauter à sa ceinture à son arrivée, c’était la protubérance à hauteur de sa poitrine qui l’avait intrigué. Clément Cork passait pour avoir le regard perçant et affûté. La tarentelle lui avait permis de vérifier que ce n’étaient pas seulement des pectoraux que la chemise de Mary cachait. Elle pouvait avoir dix épaisseurs de guenilles, il était bien assez homme pour reconnaître une femme. Son instinct ne le trompait jamais.
Il n’en parla pas, bien décidé à ne pas la brusquer. Elle avait certainement des raisons pour mentir sur sa nature, mais cela l’intrigua tant qu’il se fit valet pour percer son secret.
*
Cinq mois plus tard, Mary s’exprimait comme un Italien, riait aussi fort qu’eux et prenait plaisir à découvrir Venise sous un œil différent. Cork lui avait expliqué le rôle du doge, des patriciens, du Grand Conseil, raconté la petite histoire des monuments, de la basilique Saint-Marc au pont des Soupirs.
Clément Cork s’avérait un compagnon discret et agréable. Il parlait peu de son passé et Mary évitait de l’interroger pour ne pas avoir à évoquer le sien. Clément lui apparut étonnant, rieur, hâbleur, comédien, musicien, voleur, mendiant et grand seigneur. Il se moquait de tout sans méchanceté et préférait séduire les dames pour mieux les délester que les menacer. Parfois, il disparaissait des journées entières, laissant Mary tester ses connaissances et apprécier cette liberté retrouvée.
Leurs moments de complicité, au soir venu, lui mettaient du baume au cœur et à l’âme. Il n’y avait pourtant que reconnaissance et amitié dans ses sentiments pour Clément Cork. Refusant que cela puisse changer, elle n’avait pas jugé utile de se dévoiler.
Elle se sentait désormais prête à accomplir ce pourquoi elle était venue à Venise. Jusque-là, elle s’était abstenue de mentionner le nom de Baletti, se méfiant de tout, de tous, y compris de Clément Cork. Son altruisme cachait certainement quelque chose. Mary n’était pas dupe, même si elle en profitait. Elle n’avait aucune envie de percer son mystère, aucune envie de se laisser distraire de sa tâche. Il lui tardait d’en finir, de rejoindre Junior. Elle écrivait régulièrement à Forbin, à l’arsenal de Toulon, ne sachant trop où il se trouvait en Méditerranée, mais sûre au moins que, si ses lettres ne se perdaient pas, on les lui transmettrait. Il n’était pas question que son fils s’inquiète ou se sente abandonné. Mary avait donné l’adresse de cette maison à Venise dans laquelle elle s’était installée, espérant que Forbin finirait par lui répondre.
— Garde-la, avait dit Cork. Je serai averti si son propriétaire s’en venait. Moi, je dors auprès de mes belles, il y en a toujours une pour m’accueillir et me réconforter.
Mary n’utilisait que cette pièce, la seule qu’on pouvait chauffer. A sa grande surprise, il y avait toujours du bois pour nourrir le foyer. Lorsqu’elle avait demandé à Cork d’où il provenait, il avait posé un doigt sur ses lèvres en chuchotant : « A chacun ses secrets. » Elle avait accepté cette réponse sibylline. Comme une providence qui aurait enfin éclairé son destin.
Et puis, une nuit, un cauchemar effroyable la fit dresser en sueur sur sa couche. Au-dessus du visage bleui d’Ann, un homme ricanait. Il avait les traits de Clément Cork, et Emma de Mortefontaine l’appelait « marquis ».
Le cœur de Mary se mit à battre la chamade. Et si Baletti et Cork n’étaient qu’une seule et même personne ? Le comportement étrange de Cork prenait alors un autre sens.
N’avait-elle pas lu dans le courrier de Baletti à Dumas que le marquis veillait sur les miséreux de Venise ? Cette maison, cette table toujours couverte, ce feu nourri, les
Weitere Kostenlose Bücher