La parfaite Lumiere
demandait à quoi il ressemblait, et éprouvait
pour Musashi un inévitable accès de nostalgie. Tant d’années qu’elle était sans
nouvelles de lui !... Elle avait beau être maintenant habituée à vivre
avec la souffrance que provoque l’amour, elle osait espérer que le fait de
quitter Edo la rapprocherait de lui, qu’elle pourrait même le rencontrer
quelque part en chemin.
— Continuons notre route, dit
brusquement Hyōgō, à lui-même autant qu’à Otsū. Pour ce soir, ce
qui est fait est fait ; mais veillons à ne plus perdre de temps.
Piété filiale
— Qu’est-ce que vous
fabriquez, grand-mère ? Des exercices de calligraphie ?
Jūrō-la-Natte-de-roseaux
avait une expression ambiguë ; il était peut-être admiratif, ou simplement
choqué.
— Ah ! c’est vous, dit
Osugi avec un soupçon d’agacement.
S’asseyant à côté d’elle Jūrō
marmonna :
— En train de copier un sutra
bouddhiste, n’est-ce pas ?
La question resta sans réponse.
— ... A votre âge, on n’a
pourtant plus besoin d’apprendre à écrire ! A moins que vous ne vouliez
enseigner la calligraphie dans l’autre monde ?
— Silence ! Pour copier
les saintes écritures, il faut réaliser un état sans ego. Le mieux pour cela,
c’est la solitude. Pourquoi ne partez-vous donc pas ?
— Après m’être dépêché de
rentrer à la maison uniquement pour vous dire ce qui m’est arrivé
aujourd’hui ?
— Je peux attendre.
— Quand est-ce que vous aurez
fini ?
— Je dois mettre dans chacun
des caractères que je trace l’esprit de l’illumination du Bouddha. Une seule
copie me prend trois jours.
— Vous ne manquez pas de
patience.
— Trois jours, ce n’est rien.
Cet été, je vais établir plusieurs douzaines de copies. J’ai fait vœu d’en
réaliser mille avant de mourir. Je les laisserai à des gens qui n’aiment pas
leurs parents comme il convient.
— Mille copies ? C’est
beaucoup.
— C’est mon vœu sacré.
— Eh bien, je n’en suis pas
très fier, mais je crois avoir manqué de respect à mes parents, comme les
autres paltoquets qui traînent ici. Ils les ont oubliés depuis belle lurette.
Le seul qui se soucie de sa mère et de son père, c’est le patron.
— Nous vivons dans un bien
triste monde.
— Ha ! ha ! Si ça
vous bouleverse tant que ça, vous devez avoir un bon à rien de fils, vous aussi.
— J’ai regret à le dire, le
mien m’a causé beaucoup de chagrin. Voilà pourquoi j’ai fait ce vœu. Ceci est
le Sutra sur le grand amour des parents . Quiconque ne traite pas comme
il faut sa mère ou son père devrait être obligé de le lire.
— Vous donnez vraiment à
mille personnes une copie de ce machin-là ?
— On dit qu’en semant une
seule graine d’illumination, on peut convertir cent personnes, et que si un
seul germe d’illumination se développe au sein de cent cœurs, dix millions
d’âmes peuvent être sauvées.
Elle posa son pinceau, prit une
copie achevée et la tendit à Jūrō.
— ... Tenez, voilà pour vous.
N’oubliez pas de le lire quand vous en aurez le temps.
Elle avait une telle expression de
piété que Jūrō faillit éclater de rire ; mais il réussit à se
contenir. Dominant son désir de le fourrer dans son kimono comme n’importe quel
papier de soie, il le leva respectueusement à son front et le posa sur ses
genoux.
— Dites donc, grand-mère,
vous êtes bien sûre que vous ne voulez pas savoir ce qui m’est arrivé
aujourd’hui ? Peut-être que votre foi en le Bouddha porte fruit. J’ai
rencontré quelqu’un de tout à fait extraordinaire.
— Qui cela peut-il bien
être ?
— Miyamoto Musashi. Je l’ai
vu là-bas, au fleuve Sumida, en train de débarquer du bac.
— Vous avez vu Musashi ?
Et vous ne me le disiez pas !
Elle repoussa la table à écrire
avec un grognement.
— ... Vous en êtes bien
certain ? Où donc est-il, maintenant ?
— Là, allons, du calme. Votre
vieux Jūrō ne fait pas à moitié les choses. Après avoir découvert qui
il était, je l’ai suivi à son insu. Il est allé à une auberge de Bakurōchō.
— Il habite près d’ici ?
— Mon Dieu, ça n’est pas si
près que ça.
— Peut-être que cela ne vous
semble pas près, à vous, mais à moi, si. J’ai parcouru tout le pays à sa
recherche.
Elle se leva d’un bond, se rendit
à son armoire à vêtements, en sortit le sabre court qui se trouvait depuis
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