La parfaite Lumiere
s’inquiétera.
— Si tu essaies de rentrer
maintenant, dit Sukekurō, ces rōnins t’attraperont, et tu as peu de
chances d’en réchapper. Tu peux passer la nuit ici, et partir demain matin.
Ushinosuke marmonna un vague
acquiescement ; on lui indiqua un bûcher, dans l’enceinte externe, où
dormaient les aspirants samouraïs.
Hyōgō fit signe à
Otsū, la prit à part et lui dit ce que Takuan avait écrit. Il ne s’étonna
pas lorsqu’elle répondit : « Je partirai demain matin » ; sa
rougeur en disait long sur ce qu’elle éprouvait.
Hyōgō lui rappela alors
la venue prochaine de Munenori, et suggéra qu’elle regagnât Edo avec lui, tout
en sachant parfaitement ce qu’elle répondrait. Elle n’était pas d’humeur à
attendre deux jours, à plus forte raison deux mois. Il fit une autre tentative,
déclarant que si elle attendait jusqu’après le service funèbre, elle pourrait
voyager avec lui jusqu’à Nagoya puisqu’il avait été invité à devenir vassal du
seigneur Tokugawa d’Owari. Devant les nouvelles réticences de la jeune fille,
il lui dit combien lui déplaisait l’idée qu’elle effectuât seule ce long
voyage. Dans chaque ville, dans chaque auberge au long de sa route elle
rencontrerait des incommodités sinon de véritables dangers. Elle sourit :
— Vous paraissez oublier que
j’ai l’habitude des voyages. Vous n’avez pas d’inquiétude à avoir.
Ce soir-là, lors d’une modeste
réunion d’adieu, chacun exprima son affection à Otsū, et le lendemain
matin, par un beau temps clair, famille et domestiques se rassemblèrent au
portail du devant pour la voir partir.
Sukekurō envoya un homme
chercher Ushinosuke, dans l’idée qu’Otsū pourrait monter son bœuf jusqu’à
Uji. L’homme leur apprit qu’en fin de compte, le garçon était rentré chez lui
la veille au soir ; alors, Sukekurō fit venir un cheval.
Otsū se considérait d’un rang
trop inférieur pour recevoir une telle faveur ; elle refusa donc l’offre,
mais Hyōgō insista. Le cheval, gris pommelé, fut mené par un aspirant
samouraï jusqu’au bas de la pente douce qui aboutissait au portail externe.
Hyōgō fit une partie du
chemin, puis s’arrêta. Il ne pouvait le nier : il lui arrivait d’envier
Musashi, comme il aurait envié n’importe quel homme qu’eût aimé Otsū. Que
le cœur de la jeune fille appartînt à un autre ne diminuait pas l’affection de Hyōgō
pour elle. Lors du voyage pour venir d’Edo, elle avait été une compagne
délicieuse ; au cours des semaines et des mois qui avaient suivi, il
s’était émerveillé du dévouement avec lequel elle soignait son grand-père. Bien
que plus fort que jamais, son amour pour elle était sans égoïsme. Sekishūsai
lui avait ordonné de la remettre à Musashi ; Hyōgō n’entendait
pas faire autre chose. Il n’était pas dans sa nature de convoiter la chance
d’un autre homme, ni de songer à l’en priver.
Il était perdu dans sa rêverie lorsqu’Otsū
se retourna et s’inclina pour remercier ses bienfaiteurs. En se mettant en
route, elle frôla des fleurs de prunier. Hyōgō, qui regardait
inconsciemment tomber les pétales, pouvait presque sentir le parfum. Il avait
le sentiment de la voir pour la dernière fois, et trouvait réconfort à prier en
silence pour la vie future de la jeune femme. Debout, il la regarda
disparaître.
— Monsieur...
Hyōgō se retourna ;
un sourire éclaira peu à peu son visage.
— Ushinosuke... Eh bien, eh
bien... J’apprends que tu es rentré chez toi hier au soir, après que je t’eus
dit de n’en rien faire.
— Oui, monsieur ; ma
mère...
Il était encore à un âge où parler
de séparation d’avec sa mère l’amenait au bord des larmes.
— Ça n’a pas d’importance. Il
est bon pour un garçon de prendre soin de sa mère. Mais comment as-tu évité les
rōnins de Tsukigase ?
— Oh ! ç’a été facile.
— Vraiment ?
— Ils n’étaient pas là, dit
en souriant le garçon. Ils avaient appris qu’Otsū habitait le
château ; aussi avaient-ils peur d’être attaqués. Je suppose qu’ils seront
allés de l’autre côté de la montagne.
— Ha ! Ha ! Nous
n’avons plus à nous inquiéter d’eux, n’est-ce pas ? As-tu pris ton petit
déjeuner ?
— Non, répondit Ushinosuke,
un peu gêné. Je me suis levé tôt pour arracher des pommes de terre sauvages
pour maître Kimura. Si vous les aimez, je vous en apporterai
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