La parfaite Lumiere
vous aviez placardé au col de Shiojiri.
— Ah ! vous l’avez
vu ?
Quelle ironie, songeait Musashi,
qu’au lieu de Jōtarō, ce message lui eût amené quelqu’un dont il
ignorait totalement l’existence ! Mais plus il réfléchissait à la
question, moins il croyait mériter l’estime où Geki paraissait le tenir. Douloureusement
conscient de ses propres erreurs, de ses propres lacunes, il était gêné par
l’adulation de Geki. Avec une sincérité parfaite, il déclara :
— ... Je crois que vous avez
trop haute opinion de moi.
— Nombre d’éminents samouraïs
servent sous les ordres du seigneur Date – son fief a un revenu de
cinq millions de boisseaux, vous savez –, et en son temps j’ai rencontré
beaucoup d’hommes d’épée émérites. Mais d’après ce que j’ai ouï dire, il
semblerait qu’il y en ait peu qui vous soient comparables Qui plus est, vous êtes
encore très jeune. Vous avez tout l’avenir devant vous. Et voilà, je suppose,
ce qui me séduit en vous. Quoi qu’il en soit, maintenant que je vous ai trouvé,
soyons amis. Prenez une coupe, et parlez-moi de tout ce qui vous intéresse.
Musashi accepta de bon gré la
coupe de saké, et se mit à boire autant que son hôte. Bientôt, son visage
s’enlumina. Geki, toujours en forme, disait :
— ... Nous autres, samouraïs
du Nord, pouvons beaucoup boire. Nous buvons pour nous tenir chaud. Le seigneur
Date est capable de boire plus que n’importe lequel d’entre nous. Avec en tête
un puissant général, il ne siérait pas aux troupes de rester en arrière.
La servante ne cessait d’apporter
davantage de saké. Même après qu’elle eut plusieurs fois éméché la lampe, Geki
ne manifestait aucun désir de s’arrêter.
— ... Buvons toute la nuit,
proposa-t-il. Comme ça, nous pourrons causer toute la nuit.
— Très bien, répondit
Musashi, puis avec un sourire : Vous disiez que vous aviez parlé avec le
seigneur Karasumaru. Vous le connaissez bien ?
— L’on ne pourrait nous
qualifier d’amis intimes, mais au fil des années je suis allé chez lui nombre
de fois porter des messages. Il est très gentil, vous savez.
— Oui, je lui ai été présenté
par Hon’ami Kōetsu. Pour un noble, il paraissait remarquablement plein de
vie.
L’air un peu mécontent, Geki
demanda :
— C’est là votre seule
impression ? Si vous aviez assez longuement causé avec lui, je crois que
vous auriez été frappé par son intelligence et par sa sincérité.
— Mon Dieu, à ce moment-là,
nous étions au quartier réservé.
— Dans ce cas, je suppose
qu’il s’est abstenu de révéler sa véritable nature.
— Il est comment, en
réalité ?
Geki prit une attitude plus
cérémonieuse, et répondit sur un ton assez grave :
— C’est un homme inquiet. Un
homme de douleurs, si vous voulez. Les façons dictatoriales du shōgunat le
troublent grandement.
Un instant, Musashi fut conscient
du son rythmé venu du lac, et des ombres portées par la blanche clarté de la
lampe. Brusquement, Geki lui demanda :
— ... Musashi, pour qui donc
essayez-vous de perfectionner votre escrime ?
N’ayant jamais réfléchi à la
question, Musashi répondit candidement :
— Pour moi-même.
— Soit, mais pour qui donc
essayez-vous de vous améliorer ? Votre but n’est sûrement pas la seule
gloire et le seul honneur personnels. Cela n’est guère suffisant pour un homme
de votre stature.
Hasard ou dessein, Geki en était
parvenu au sujet dont il voulait réellement parler.
— ... Maintenant que tout le
pays est sous la domination d’Ieyasu, déclara-t-il, nous avons un semblant de
paix et de prospérité. Mais est-il authentique ? Le peuple peut-il
vraiment vivre heureux sous le système actuel ?... Au cours des siècles,
nous avons eu les Hōjō, les Ashikaga, Oda Nobunaga, Hideyoshi – une
longue série de dirigeants militaires qui opprimaient sans cesse non seulement
le peuple, mais aussi l’empereur et la cour. Ils ont profité du gouvernement
impérial, et exploité sans merci le peuple. Tous les bénéfices sont passés à la
classe militaire. Il en va ainsi depuis Minamoto no Yoritomo, n’est-ce
pas ? Et aujourd’hui, la situation reste inchangée... Nobunaga semble
avoir eu quelque idée de l’injustice que cela représentait ; du moins
a-t-il bâti pour l’empereur un nouveau palais. Hideyoshi a non seulement honoré
l’empereur Go-Yōzei en demandant à tous les
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