La parfaite Lumiere
il y aura du désordre.
— J’espère bien que non, mais
à quoi d’autre peut-on s’attendre ?
D’autres passagers gardaient pour
eux leurs pensées, et fixaient obstinément l’eau du regard, dans la crainte
qu’un fonctionnaire, peut-être déguisé, ne surprit la conversation et ne les
assimilât à ceux qui parlaient. En revanche, ceux qui prenaient le risque
semblaient trouver plaisir à jouer avec les yeux et les oreilles omniprésents
du pouvoir.
— On voit bien, à la façon
dont ils contrôlent tout le monde, que nous allons vers la guerre. Ce n’est que
depuis très peu de temps qu’ils s’acharnent comme ça. Et l’on parle beaucoup
d’espions venus d’Osaka.
— L’on parle aussi de
cambriolages chez les daimyōs, bien qu’ils essaient d’étouffer ce bruit.
Ce doit être gênant de se faire voler alors que l’on est censé faire respecter
la loi et l’ordre.
— Il faut vouloir plus que de
l’argent pour prendre ce genre de risque. Il s’agit sûrement d’espions. Aucun
malfaiteur ordinaire n’aurait ce culot.
En promenant les yeux autour de
lui, Musashi se dit que le bac transportait une coupe exacte de la société
d’Edo : un charpentier avec de la sciure accrochée à ses vêtements de
travail, deux geishas bon marché qui pouvaient bien venir de Kyoto, un ou deux
voyous larges d’épaules, un groupe de puisatiers, deux prostituées d’une
coquetterie éhontée, un prêtre, un moine mendiant, un autre rōnin tel que
Musashi lui-même. Quand le bateau atteignit la rive d’Edo et que tout le monde
se pressa pour débarquer, un homme courtaud, trapu, appela Musashi :
— Eh, vous, là-bas, le rōnin,
vous avez oublié quelque chose.
Il tendait une bourse en brocart
rougeâtre, si vieille que la crasse luisait plus que les rares fils d’or qui y
subsistaient. Musashi secoua la tête et dit :
— Ce n’est pas à moi. Ça doit
appartenir à l’un des autres passagers.
— C’est à moi, fit la voix
flûtée d’Iori, lequel arracha la bourse à l’homme et la fourra dans son kimono.
L’homme était indigné.
— En voilà, des façons !
Rends-moi ça ! Ensuite, tu t’inclineras trois fois pour le ravoir. Sinon,
je te jette dans le fleuve !
Musashi intervint, priant l’homme
d’excuser la grossièreté d’Iori en raison de son âge.
— Qui êtes-vous ? lui
demanda l’homme avec rudesse. Son frère ? Son maître ? Comment vous
appelez-vous ?
— Miyamoto Musashi.
— Quoi ! s’exclama
l’homme en scrutant le visage de Musashi.
Au bout d’un moment, il dit à
Iori :
— ... Fais attention, la
prochaine fois.
Puis, comme s’il eût désiré
s’échapper, il tourna les talons.
— Un instant, dit Musashi.
La douceur de son ton prit l’homme
totalement au dépourvu. Il fit volte-face, la main au sabre.
— Qu’est-ce que vous me
voulez ?
— Comment vous
appelez-vous ?
— Qu’est-ce que ça peut vous
faire ?
— Vous m’avez demandé mon
nom. La courtoisie veut que vous me disiez le vôtre.
— Je suis l’un des hommes de
Hangawara. Je m’appelle Jūrō.
— Très bien. Vous êtes libre,
dit Musashi en le repoussant.
— Je m’en souviendrai !
Jūrō trébucha, se
redressa et s’enfuit.
— Bien fait pour lui, le
lâche, dit Iori.
Content d’avoir été vengé, il leva
vers la figure de son maître un regard d’adoration, et se rapprocha de lui.
Comme ils entraient en ville, Musashi lui dit :
— Iori, il faut que tu te
rendes compte que vivre ici n’est pas comme être là-bas, à la campagne. Là-bas,
nous n’avions pour voisins que les renards et les écureuils. Ici, il y a
beaucoup de monde. Il va falloir que tu fasses plus attention à tes manières.
— Oui, monsieur.
— Quand les gens vivent en
harmonie les uns avec les autres, la terre est un paradis, poursuivit gravement
Musashi. Mais tout homme a son mauvais côté aussi bien que son bon côté. Il y a
des moments où seul, le mauvais ressort. Alors, le monde n’est pas un paradis
mais un enfer. Comprends-tu ce que je te dis ?
— Oui, je crois, répondit
Iori, maintenant radouci.
— Les bonnes manières et la
politesse ont leur raison d’être. Elles nous empêchent de laisser le mauvais
côté prendre le dessus. Ce qui favorise l’ordre social, but des lois gouvernementales.
Musashi fit une pause.
— ... La façon dont tu as
agi... L’affaire était banale, mais ton attitude ne pouvait manquer de
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