La parfaite Lumiere
devait dater de la période Yoshino, au XIV e siècle. Musashi avait beau
craindre que ce sabre ne fût trop élégant pour lui, quand il l’eut approché de
la lumière et examiné, ses mains refusèrent de le lâcher.
— Puis-je prendre
celui-ci ? demanda-t-il, sans pouvoir se résoudre à utiliser le verbe
« emprunter ».
— Vous avez un œil d’expert,
observa Kōsuke en remettant en place les autres sabres.
Pour une fois, la convoitise
submergea Musashi. Il savait qu’il était vain de parler de but en blanc
d’acheter le sabre ; le prix dépasserait de beaucoup ses moyens. Mais il
ne put se retenir.
— Je suppose que vous
n’envisageriez pas de me vendre ce sabre, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
— Et pourquoi non ?
— Vous en demandez
combien ?
— Je vous le laisserai au
prix coûtant.
— C’est-à-dire ?
— Vingt pièces d’or.
Une somme presque inimaginable
pour Musashi.
— Je ferais mieux de vous le
rendre, dit-il avec hésitation.
— Et pourquoi donc ?
demanda Kōsuke, perplexe. Je vous le prête pour le temps que vous voudrez.
Allons, prenez-le.
— Non ; ça me serait
encore plus désagréable. Le vouloir au point où je le veux est assez mauvais
comme ça. Si je le portais un certain temps, m’en séparer serait une torture.
— Il vous plaît tant que
ça ? fit Kōsuke en regardant le sabre, puis Musashi. Très bien,
alors, je vous le donne... en mariage, comme qui dirait. Mais j’espère en
échange un cadeau approprié.
Musashi était embarrassé ; il
n’avait absolument rien à offrir.
— ... J’ai appris par Kōetsu
que vous sculptiez des statues. Je serais honoré si vous me faisiez une image
de Kannon. Cela constituerait un paiement suffisant.
La dernière Kannon sculptée par
Musashi était celle qu’il avait laissée à Hōtengahara.
— Je n’ai rien sous la main,
dit-il. Mais au cours de ces tout prochains jours, je pourrai vous sculpter
quelque chose. Puis-je avoir le sabre à ce moment-là ?
— Certainement. Je ne voulais
pas dire que je l’attendais à la minute. A propos, au lieu de descendre à
l’auberge, pourquoi ne venez-vous pas loger chez nous ? Nous avons une
chambre qui ne nous sert pas.
— Ce serait parfait, dit
Musashi. Si j’y emménageais demain, je pourrais commencer tout de suite la
statue.
— Venez donc y jeter un coup
d’œil, insista Kōsuke, heureux et excité lui aussi.
Musashi le suivit le long du
couloir extérieur, au bout duquel se trouvait un escalier d’une demi-douzaine
de marches. Prise entre les premier et deuxième étages, sans tout à fait appartenir
à l’un ni à l’autre, il y avait une chambre à huit nattes. Par la fenêtre,
Musashi apercevait les feuilles trempées de rosée d’un abricotier. Kōsuke
dit en désignant un toit couvert de coquilles d’huîtres :
— ... Là-bas, c’est mon
atelier.
L’épouse de l’artisan, comme
convoquée par un signal secret, arriva avec du saké et des friandises. Quand
les deux hommes s’assirent, la distinction entre maître de maison et invité
parut s’effacer. Ils se laissèrent aller, jambes étendues, et s’ouvrirent leur
cœur l’un à l’autre, oublieux des contraintes qu’impose normalement
l’étiquette. Bien entendu, la conversation se tourna vers leur sujet favori.
— ... Tout le monde rend
hommage, en paroles, à l’importance du sabre, dit Kōsuke. N’importe qui
vous dira que le sabre est l’« âme du samouraï », et que c’est l’un
des trois trésors sacrés du pays. Pourtant, la façon dont en réalité les gens
traitent le sabre est scandaleuse. J’inclus samouraïs et prêtres, aussi bien
que bourgeois. A une certaine époque, j’ai pris sur moi de faire la tournée des
sanctuaires et des vieilles maisons où se trouvaient jadis des collections
complètes de sabres magnifiques, et je puis vous assurer que la situation est
choquante.
Les joues pâles de Kōsuke
étaient devenues rouges. Son regard brûlait d’enthousiasme, et la salive qui se
rassemblait aux coins de sa bouche volait parfois en postillons droit à la
figure de son compagnon.
— ... Presque aucun des
sabres fameux du passé n’est entretenu comme il faut. Au sanctuaire de Suwa,
dans la province de Shinano, il y a plus de trois cents sabres. On peut les
considérer comme des biens de famille ; pourtant, je n’en ai trouvé que
cinq qui n’étaient pas rouillés. Le sanctuaire d’Omishima, en Iyo, est
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