La Part De L'Autre
épaules
et sur la nuque.
Il
regarda Onze-heures-trente. Elle le regardait aussi. Le jour était
clair et bleu, le soleil éclaboussait les trottoirs où
glissaient les passants pour lui échapper, l'air avait quelque
chose de minéral, de figé, du quartz sec, on respirait
sans peine.
Adolf
et Onze-heures-trente ne se lâchaient plus des yeux. Pour la
première fois, Adolf avait l'impression d'être au centre
de l'univers. La terre, les gens, les nuages, les tramways, les
étoiles, tout cela tournait autour de lui.
C 'est
incroyable, n'est-ce pas, dit Onze-heures-trente.
Quoi
? demanda Adolf, soudain inquiet.
Sentir
ce qu'on sent toi et moi. Non ?
S i.
Il
n'était donc pas fou. Elle éprouvait bien ce qu'il
éprouvait. Ou alors ils étaient tous deux gagnés
par la même folie. Dans ce cas, cette folie devenait la norme
et peu importait ce que les autres pensaient !
Il
tendit ses paumes ouvertes au-dessus de la table. Les petites mains
vinrent s'y placer naturellement. Tout s'ajustait. Ses doigts la
recouvraient jusqu'aux poignets dodus. Il pressentit ce qu'allait
être leur entente dans un lit…
Elle
entrouvrit la bouche et lui aussi au même instant, comme s'ils
s'embrassaient. Elle frissonna.
Du
coin de l'œil, il remarqua la mine ironique de Neumann. Gêné,
il se força à redescendre sur le territoire lourd de la
banalité.
Allons...
allons... il est sûr que nous allons faire quelque chose
ensemble, mais ne nous emballons pas.
Se
pinçant les lèvres, il s'en voulut d'avoir parlé.
Il allait tout pourrir. Normaliser, c'est gâcher. Pourquoi ne
pouvait-il s'en empêcher ?
Onze-heures-trente
se tourna vers Neumann.
Es-tu
mon copain ?
Oui.
Alors,
si tu es mon copain, tu veux bien me laisser un peu avec Adolf ?
Mais...
Tu
ne vois pas que ça le dépasse ce qui lui arrive ? Tu ne
vois pas qu'il ne se laisse pas aller parce que tu es là ? Tu
ne trouves pas que c'est humiliant pour toi, qui es mon meilleur
copain et meilleur ami, de tenir la chandelle ? Tu ne mérites
pas ça.
Mouché,
confus, manipulé, encombré de son corps et de sa
présence, Neumann battit en retraite au fond du café,
régla les consommations et sortit.
O nze -heures-trente
se retourna vers Adolf, souffla sur sa mèche qui se replaça
immédiatement, haussa les épaules et sourit.
Te
rends-tu compte de la force qu'il m'a fallu ? Moi aussi, j'avais peur
du ridicule. J'ai mis un an à me décider à
traverser la salle pour te dire ce que je savais.
Ce que tu sais ?
Que
toi et moi, c'est du costaud.
Adolf,
par réflexe, voulut encore protester mais céda de
nouveau devant l'évidence.
Il
avait l'impression qu'il connaissait Onze-heures-trente depuis des
années, qu'il avait déjà fait l'amour avec elle,
qu'ils possédaient des centaines de souvenirs ensemble.
C’est
curieux, dit-il, je te vois avec le recul que j 'aurai
dans dix ans. Tu es la mémoire de mon avenir.
Incroyable,
hein ? Moi ça a été pareil. Putain, j’en
ai cassé de la vaisselle, derrière la porte, là-bas,
en pensant à toi.
Il
la regarda en essayant de la cerner, de s'en faire une vue objective,
de l'enfermer dans le cadre d'un tableau : il n'y parvenait pas. Elle
lui échappait.
On
y va ? demanda-t-elle.
Où
ça ?
Je
ne sais pas.
D'accord.
Ils
se levèrent. La main d'Adolf s'ajusta parfaitement à
l'épaule d'Onze-heures-trente, d'emblée à la
tonne hauteur, sans tension ni fatigue d'aucune sorte ; une
prédestination.
Je
ne sais pas où l'on va, murmura-t-il, mais ce qu'il y a de
sûr, c'est qu'on y va.
Elle
frissonna et ils se lancèrent dans la rue comme on se jette à
l'eau.
Les
hautes façades de plâtre du boulevard Montparnasse et
les arbres se tenaient au garde-à-vous devant le couple en lui
offrant une haie d'honneur. Les pollens s'agitaient au-dessus du
cortège en une volée
de cloches déchaînées, Paris improvisait un air
de fête et les enfants dansaient le long des bancs.
Ça
serait bien qu'on ne couche pas tout de suite ensemble, dit
Onze-heures-trente, comme ça on pourra se souvenir qu'il y a
eu un moment « avant ».
Oui,
ça serait bien.
On
pourrait attendre une heure, ou deux, non ?
Oui,
bien sûr, approuva Adolf à qui, subitement, une ou deux
heures parurent un temps interminable.
Onze-heures-trente
poussa un petit soupir de soulagement, presque enfantin, tout à
fait surprenant chez une fille qui avait l'air
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