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La Part De L'Autre

Titel: La Part De L'Autre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Eric-Emmanuel Schmitt
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si dessalé.
Adolf en conclut qu'elle souhaitait sans doute que son histoire avec
lui ne ressemblât pas aux autres.
     D'où
es-tu ? De Paris ?
     Presque.
De Lisieux.
    Adolf
sourit en songeant que si Onze-heures-trente, les cheveux en casque,
sans chapeau, dans une robe souple qui laissait voir ses jambes,
avait l'air si parisienne, c'était justement parce qu'elle ne
l'était pas ; elle en avait endossé l'uniforme.
     Où
est Lisieux ?
     Un
village de Normandie. On y fait du beurre, du fromage et des saintes.
Autant dire que j'avais rien à y
faire. A quatorze ans, je suis montée à Paris.
    Il
la regarda avec attendrissement : on aurait pu croire qu'elle avait
quatorze ans tant sa peau était fraîche, jeune, née
de la veille, tendue du matin même.
     J'ai
fait de petits boulots. Le plus long, ça a été
sauveuse d'âmes.
     Sauveuse
d'âmes ?
    Adolf
s'arrêta. Il n'imaginait pas Onze-heures-trente habillée
en bonne sœur, occupée à sauver des âmes.
     Je ne comprends
pas. Tu as plutôt un physique à perdre des âmes
qu'à les sauver.
    Onze-heures-trente
lança sa tête en arrière et partit d’un
rire énorme, à gorge déployée, comme si
elle avalait un sabre
en se trémoussant. Adolf la regarda, partagé entre
l'envie de la mordre parce qu'elle se moquait de
lui, et celle de lui faire l'amour car l'indécence de ce rire
la rendait encore plus désirable.
    Elle
s'appuya contre lui pour reprendre son souffle.
     Sauveuse d'âmes, c'est de la cordonnerie, mon grand Boche.
L'âme, c'est la partie de la semelle qu'on peut récupérer
et utiliser pour une nouvelle chaussure.
    Elle
le regarda de bas en haut.
     C'est
sûr qu'il faut être pauvre et français pour savoir
ça.
     Eh
oui, dit Adolf, moi je suis allemand et pauvre.
     Ça
va, ça va. De toute façon, je ne suis pas Rothschild
non plus. Par contre, j'ai trouvé un truc qui va me rendre
riche.
     Ah
oui ? Qu'est-ce... que c'est ?
     Tu
ne crois pas que je vais te livrer mes secrets comme ça ? Tu
sauras si tu le mérites.
     Et
les garçons ?
     Quoi,
les garçons ?
     En
as-tu eu beaucoup depuis que tu es à Paris ?
     A
partir de quel nombre tu m'acceptes ?
     De
toute façon, je t'accepte.
    Elle
lui sauta au visage et déposa un baiser.
     Deux
? Trois ? Dix ? Vingt ? insista-t-il.
     Je
ne suis pas bonne en calcul mental.
     Et
tu as été souvent amoureuse ?
     Ah
non, ça alors ! Jamais !
    Elle
réagit avec indignation, outrée qu'on pût penser
qu'elle avait le cœur facile. Adolf ne put s'empêcher de
s'étonner de cette vertu inhabituelle qui se définissait
par le cœur et non par le sexe.
     J'ai
hâte de voir tes tableaux, dit-elle. Dans dix ans, j'entends
certains clients en parler.
     On
en parle plus qu'on ne les achète.
     C'est
pas grave, ça commence comme ça. Dans dix ans, tes prix
seront multipliés par vingt.
    Adolf
eut envie de répondre « qu'est-ce que tu en
sais ? » mais il garda les mots dans sa bouche car,
de toute évidence, elle le savait. Il soupçonna alors
qu'elle avait dû travailler avec des peintres.
     As-tu
déjà posé comme modèle ?
     Moi
? Non. Pourquoi ?
     Tu
es jolie et tu travailles à Montparnasse. Tous les peintres
passent à La Rotonde.
     Oui
mais de là à ce qu'ils me remarquent. Tu avais fait
attention à moi, toi ? Tu m'avais demandé d'être
modèle ?
    Adolf
baissa le nez, il s'en voulait déjà de ne pas avoir
remarqué Onze-heures-trente plus tôt.
     De
toute façon, ajouta-t-elle joyeusement, je n'ai pas du tout
envie qu'on me peigne en petite, je veux qu'on me peigne en grande,
comme une géante. Alors, comme la plupart des peintres me
dessineraient comme ils me voient, et non comme je me pense, ça
n'est pas la peine.
     J'avais
l'impression, à t'entendre parler, que tu connaissais un peu
le monde des arts.
     Cette
évidence ! J'ai pris des cours. Je peins.
    Adolf
éclata de rire. On ne pouvait pas imaginer ce petit bout de
femme de l'autre côté du chevalet en train de s'exercer
à cet art ingrat.
    Onze-heures-trente
le regarda avec horreur. Dès qu'il aperçut son visage
défait, il coupa court à son hilarité.
    Livide,
Onze-heures-trente serrait les poings pour se retenir de le frapper.
     Crétin
! Pauvre type prétentieux ! Je t'annonce que je suis peintre
et ça te fait rigoler. Est-ce que je rigole moi, devant tes
ongles pleins de couleurs et tes cheveux pleins d'huile ?
     Non,
non, calme-toi. Je...

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