La Part De L'Autre
idéaliste,
avide de compagnie féminine. Aucune n'avait soupçonné
qu'il recherchait en elles plus des mères que des maîtresses.
De toutes ses protectrices, Carola Hofmann, veuve d'un directeur
d'école, était sa préférée. Elle
prêtait sa maison aux réunions et, surtout, dans
l'intimité, elle confectionnait le strudel
pommes-raisins-pruneaux le plus vanillé et le plus caramélisé
de toute la Bavière.
Alors,
les avez-vous matés, tous ces vilains garçons ? demanda
Carola qui avait gardé de son époux ce langage
rassurant d'instituteur.
Pleins
pouvoirs, dit Hitler, la bouche pleine.
Elle
opina, comme s'il venait de lui rapporter un excellent carnet de
notes. Son vieux cou ployait dangereusement sous le poids de sa tête
et surtout d’un chignon aussi large qu'un vase de nuit, crêpé,
laqué, verni, une sorte de casque permanent qui inspirait un
respect terrifié.
Et
quelle sera la prochaine étape ? Si, si, resservez-vous, je
l'ai fait pour vous, mon cher Dolfi. Prochaine étape, donc ?
Transformer
la section de gymnastique en section d'assaut. Nous avons besoin
d'une organisation paramilitaire.
Très
bien. Il va falloir appeler ce vilain Röhm. Carola Hofmann
n'appelait le capitaine Röhm que le « vilain Röhm »
à cause de son visage défiguré par les obus. Il
était d'usage, ici, qu'Hitler protestât :
Carola,
il a été blessé au front en servant l'Allemagne
!
Oui,
je sais, mais je ne peux pas m'empêcher de penser qu'il serait
laid même sans blessure.
C'est
un brave patriote.
Oui,
oui... mais il y a quelque chose que je ne sens pas chez ce garçon...
Hitler
attaqua sa troisième part de gâteau, estimant qu'il
avait suffisamment défendu Röhm. Il aurait très
bien pu nommer, lui, ce qui gênait Carola : Röhm était
allergique aux femmes. Dans sa nostalgie du front, son culte de
l'héroïsme, son adoration de la communauté virile,
Röhm trouvait un moyen d'exprimer ses désirs déviants
pour les mâles. Depuis qu'il avait découvert cela,
Hitler avait décidé d'utiliser sans vergogne cette
grande gueule qui possédait des stocks d'armes et savait
commander des troupes car, par la connaissance de son secret, Hitler
pensait avoir prise sur lui.
Pour
quand prévoyez-vous le putsch ?
«Putsch»
était devenu un des mots préférés de
Carola, bien qu'il lui posât d'insolubles problèmes de
dentier en lui faisant chaque fois frôler le décrochage
; mais il semblait que le danger attirait l'intrépide vieille
dame car elle multipliait les occasions de prononcer ces consonnes
explosives.
Le
plus tôt possible, Carola. Je suis impatient, impatient pour
l'Allemagne.
Bon
garçon, bon garçon, fit-elle en ronronnant.
Dans
le même temps, les militants nazis s'éparpillaient dans
Munich, à peine remis du discours étincelant de leur
chef, en se demandant où il était allé reposer
son génie.
L'orateur
attaquait sa cinquième part de strudel en face d'une Carola
Hofmann attendrie jusqu'aux larmes.
Un
peu de crème, peut-être ?
Bonjour.
Je m'appelle Onze-heures-trente.
La
gamine s'assit à califourchon sur une chaise et fixa les deux
hommes avec ses yeux ronds. Du bout des lèvres, elle souffla
sur la mèche de cheveux noirs et rebelles qui tombait sur sa
paupière droite, l'empêchant de voir. La mèche se
souleva, légère, se divisa momentanément en
cheveux puis retomba exactement à la même place.
Onze-heures-trente fit une petite moue qui signifiait : « Vous
avez vu, j'ai essayé pourtant », et sourit, révélant
deux rangs de dents fraîches et perlées.
Ça
fait un an que je vous regarde et que j'ai envie de vous parler.
Ah
bon ?
Adolf
H. et Neumann s'étonnèrent de n'avoir pas remarqué
plus tôt la
jeune fille. Elle leur était familière sans qu'ils
puissent en dire plus.
Vous
venez souvent à La
Rotonde ?
Je
veux ! Je travaille depuis quinze mois à la cuisine. Hier,
j'ai donné ma démission, rendu mon tablier.
Je ne ferai plus la larbine.
Quinze
mois ? dit poliment Neumann.
Oui,
quinze mois. On voulait me mettre en salle mais je me cachais à
la cuisine en me disant que j’allais peut-être grandir.
Adolf
et Neumann constataient qu'elle était effectivement minuscule.
Ravissante, potelée, proportionnée mais minuscule.
Oui,
continua-t-elle, jusqu'à hier j'ai espéré une
poussée de croissance parce que j'en avais un peu assez de
regarder les gens bien droit
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