La Part De L'Autre
avait
conclu que la Providence, à son
habitude, avait encore voulu l'épargner. La deuxième
bonne nouvelle avait été la mort de Lénine en
janvier ; non seulement il s'était réjoui de la
disparition de ce Juif bolchevique, encore il y avait lu un message
subtil du destin de même qu'il avait sauvé Frédéric
le Grand par la mort de la tsarine Elisabeth, lui sauvait la mise en
écartant un obstacle et lui confirmait, par cette répétition,
son rôle de premier plan. La troisième bonne nouvelle
avait été le procès lui-même : Hitler y
avait parlé pendant des heures et s'en était tiré
avec cinq ans de prison, peine ridicule si l'on songeait aux quatre
policiers morts, aux milliards de marks volés, à la
destruction des locaux du Munchener
Post, à
la prise en otage des hommes politiques et des conseillers
municipaux, une peine qui serait encore écourtée sans
doute grâce à sa bonne conduite.
A
Munich, on n'entendait plus parler d'Hitler, on ne voyait plus de
croix gammées dans les rues ni dans les réunions
politiques ; certains pouvaient même croire qu'Hitler et le
parti national-socialiste avaient disparu une fois pour toutes de la
carte du monde, Mais à Landsberg, dans la cellule numéro
7, se passait tout autre chose : Hitler finissait d'inventer Hitler.
Son
esprit revenait toujours à l'image du pantin en imperméable
qui avait eu peur de son revolver dans le miroir verdâtre au
chrome ancien. Il n'aurait de cesse qu'il n'ait éradiqué
ce souvenir et fabriqué un Hitler dont il serait fier, un
Hitler qui ne faillirait pas, qui réussirait sans mollir sa
marche vers le pouvoir.
Les
autres allaient bientôt oublier ce putsch raté et n'en
tireraient aucun enseignement. Hitler, lui, allait en extraire les
leçons. Et lui seul.
Tout
d'abord, il avait décidé d'apprendre la patience. Y
a-t-il effort plus violent pour un impatient que de s'astreindre à
la patience ? Il y était arrivé en mettant de l'ordre
dans ses idées : si le but était la conquête du
pouvoir, cela seul devait organiser la durée. Il acceptait
d'emblée le temps que son ambition lui demanderait.
Ensuite,
il arriverait au pouvoir par des moyens légaux. Puisqu'il
était un propagandiste de premier ordre, il ferait campagne
aux élections et ramasserait les voix dans les scrutins. Ses
ennemis ne s'attendaient pas à cette mauvaise surprise.
Enfin,
il était en train d'écrire sa vie et ses idées,
ou plutôt de les dicter car l'inspiration féroce qu'il
avait en parlant séchait dès qu'il se trouvait seul en
face d'une feuille. Il avait intitulé le livre Mon
combat , et
il y découvrait, avec délices, à quel point sa
trajectoire se montrait cohérente, comment elle l'amenait
irrésistiblement à devenir le grand homme que
l'Allemagne attendait. Il s'y surprenait lui-même.
«Une
heureuse prédestination m'a fait naître à Braunau
am Inn, bourgade située précisément à la
frontière de ces deux Etats allemands dont la nouvelle fusion
nous apparaît comme la tâche essentielle de notre vie, à
poursuivre par tous les moyens. » Il était émerveillé
que sa vie ait d'emblée pris la forme d'une légende,
annonçant dès le premier jour la réunification
de l'Allemagne et de l'Autriche qu'il mettait à son programme.
D'ailleurs, il ne racontait pas son existence telle qu'elle était,
mais telle qu'elle était nécessaire. Il n'hésita
pas à occulter ce qui ne convenait pas à un futur chef
de l'Allemagne, ni à rajouter ce qui y manquait. Ainsi, ses
études, il ne les avait pas ratées, il les avait
sabotées parce qu'il s'était senti appelé à
des tâches plus essentielles. Il mit sous silence les violences
de son père, se contentant de marquer son opposition à
sa vocation d'artiste, histoire de souligner la force de volonté
du chef même enfant. Il transforma en vie de bohème
estudiantine ses longues années dans les asiles et les foyers
pour pauvres. Il justifia son échec de peintre par le fait
qu'il était plutôt architecte. Il trafiqua les dates qui
auraient pu montrer qu'il avait voulu échapper à ses
obligations militaires. Il fit remonter son antisémitisme
récent à sa prime jeunesse et, de manière
générale, se dota d'emblée de la fine conscience
intellectuelle qu'il pensait posséder aujourd'hui. Un génie
politique. Il sculptait dans le granit. Il tenait à montrer
qu'il n'avait pas changé. Il se serait dessiné une
moustache au berceau, s'il avait pu.
Dans
les autres chapitres, moins
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