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La Part De L'Autre

Titel: La Part De L'Autre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Eric-Emmanuel Schmitt
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Modernes
?
     Ben
oui ! Modernes. Qu'on n'a pas vus avant ! Ou depuis longtemps ! Alors
du coup, on croit que c'est de notre époque.
     C'est
ça. Comme l'art nègre. Picasso et les autres ont fait
croire que c'était nouveau alors que ça avait des
siècles.
     Voilà.
Alors moi, je fais dans l'éventail cubiste. La conne qui veut
se distinguer de sa mère, de sa grand-mère et de sa
voisine, elle va m'acheter mon éventail cubiste.
     Ne
te critique pas trop. Ils sont très beaux tes éventails.
     Je
ne te dis pas qu'ils sont laids. Je t'explique pourquoi on me les
achète.
    Adolf
n'arrivait pas à se faire un nom dans le monde de l'art.
    Depuis
qu'il s'était installé à Paris, il était
arrivé certains mois à vivre de sa peinture, d'autres
mois à en survivre. Souvent, il avait dû payer ses repas
avec une toile ou un dessin — quand on ne les lui refusait pas
— et s'il avait pu supporter cette violence au début de
son séjour parce qu'il la croyait provisoire, elle lui était
devenue intolérable depuis qu'il avait vu d'autres peintres
réussir, donc depuis qu'il s'était vu rater.
     Tu
n'es pas un peintre raté, tu es un peintre maudit, lui disait
Onze-heures-trente.
     Ouais,
quelle différence ?
     Regarde
cet Italien qui était si beau, Mobidi...
     Modigliani.
     Comme
tu dis. Il est mort pauvre mais maintenant il
vaut de l'or.
     Quel
intérêt ?
     Je
serai une riche veuve.
     Non,
je préfère la célébrité à
la postérité... et puis je voudrais vivre. Vivre bien.
Enfin, Picasso est devenu millionnaire, Derain roule en Bugatti, Man
Ray en Voisin, Picabia en Delage et Kisling en américaine.
     Allons,
mon Boche, il y en a qui sont plus vieux que toi. Picasso, par
exemple, il a...
     Huit
ans de différence ! Seulement huit ans ! Est-ce que ça
compte ?
     Tu
seras peut-être riche dans huit ans. Allons, mon grand Boche,
tu n'as pas le droit de te décourager.
    Adolf
souffrait de vivre pauvrement mais cette souffrance-là,
avouable, banale, compréhensible, était pour lui le
moyen de crier une autre souffrance, bien plus profonde, qu'il
gardait pour lui : il doutait de son talent.
    Peindre
des œuvres qu'il n'apprécie pas forcément, c'est
là le lot de tout peintre. Un artiste aime faire ce qu'il
fait, et non pas l'avoir fait. Acteur plutôt que spectateur, il
n'est pas désigné pour jouir du résultat. Il est
rare qu'un chanteur aime sa voix, impossible qu'un écrivain
lise son livre, l'essentiel restant que le premier aime chanter et le
second écrire. Adolf, en cela, ne s'inquiétait pas, il
savait bien qu'il n'apprécierait jamais ses toiles. Mais,
chose plus grave, il les suspectait d'imposture. Sa première
vraie toile originale, il l'avait faite par jeu, entre l'agacement,
le désœuvrement et l'inspiration. Il l'aurait détruite
rapidement si Neumann ne s'en était entiché. Or Adolf
n'avait jamais vu Neumann se tromper lorsqu'il parlait de la peinture
des autres. Pourquoi ne pas le croire cette
fois aussi ? Pour étouffer son scepticisme, il avait fait
peser toute la confiance critique qu'il avait en Neumann. Il avait
remis son destin dans le jugement d'autrui.
    Les
difficultés matérielles, la froideur des marchands,
l'indifférence des amateurs, tout cela aiguisait maintenant la
lame du doute. S'était-il trompé ? Il se sentait si peu
de son époque. Il savait bien qu'au fond il n'avait rien de
commun avec tous les peintres qu'il connaissait à Montparnasse
: le cubisme lui semblait une impasse, le fauvisme aussi,
l'abstraction encore plus ; il détestait la touche sauvage,
grasse, épaisse que le siècle avait mise à la
mode ; il méprisait le gauchissement du trait — la
technique de la « note à côté » —
qui envahissait le dessin afin de le rendre moderne. Il continuait à
se rendre au Louvre, à admirer Ingres, David et même
Winterhalter ; il prisait l'exécution finie, la brosse
invisible, l'effacement du geste du peintre dans la peinture ; il
n'appréciait que les vertus traditionnelles, et, au fond de
lui, presque secrètement, il éprouvait du respect pour
la facture des peintres académiques si détestés
et vilipendés que l'on avait appelés « pompiers »
sous prétexte qu'ils ne manquaient jamais un reflet, une
brillance ni même une bosselure sur les nombreux casques dont
ils ornaient leurs sujets mythologiques ou romains. La maîtrise
! Il n'idolâtrait rien tant que la maîtrise alors que la
peinture moderne glorifiait

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