La Part De L'Autre
voyant.
Et
ils s'enfermèrent pour parler de l'avenir.
Lézardant
au soleil, rendus joyeux par le pastis, Adolf et Neumann regardaient
passer les Parisiennes.
Je
vais partir pour Moscou, dit Neumann.
Je
le savais.
J'ai
été invité à travailler à la
Maison du Peuple, l'y resterai trois mois.
Est-ce
que tu vas peindre ?
Je
ne sais pas.
Neumann,
je comprends très bien que tu veuilles faire de la politique,
mais il serait dommage que cela te fasse abandonner la peinture.
La
peinture se passe bien de moi.
Oui,
mais toi, est-ce que tu peux te passer de la peinture ?
Neumann
répondit par un silence songeur.
Adolf
insista :
Tu
as du talent. Tu es responsable de ce talent Tu dois en faire quelque
chose.
Neumann
bâilla ostensiblement.
Je
ne vois pas l'intérêt de la peinture dans le monde que
nous devons construire. Des gens n'ont pas de travail, des gens ont
faim, et toi tu songes à peindre.
Oui.
J'ai faim, personne ne veut de mon travail et je songe malgré
tout à peindre. Et je souhaite que des riches, d'immondes
capitalistes comme tu dis, des profiteurs, s'entichent de ma
peinture. Oui.
C'est
dépassé. Je ne suis plus d'accord avec ça dit
Neumann.
La
guerre nous a volé nos vies, n'était-ce pas suffisant ?
Tu veux que la politique te la vole encore aujourd'hui ?
Non,
Adolf, tu n'as rien compris à la guerre, Tu y as vu une
boucherie qui tuait le talent de Bernstein et retardait le tien. Un
obstacle personnel. Moi, j'y ai vu une monstruosité politique.
Cette guerre, on la doit à la nation qui nous demandait de
mourir. Et en échange de quoi ? De rien. Qu'est-ce que cela
veut dire, la nation ? Etre allemand, français, belge ou
suédois ? Rien. Voilà ce que j'ai compris, pendant la
guerre : qu'à la nation il fallait substituer l'Etat. Et pas
n'importe quel Etat. Un Etat qui est le garant du bonheur, du
bien-être et de l'égalité de chacun.
Ne
me ressers pas ta soupe communiste, je la connais, Neumann, je l'ai
entendue cent fois.
Tu
m'entends mais tu ne m'écoutes pas. Le communisme est...
Le
communisme est une maladie de l'après-guerre, Neumann. Vous
voulez changer la société qui a exigé des
millions de morts en sacrifice. Mais, au lieu de lui demander moins,
à la société, vous lui demandez plus. Elle vous
a demandé de mourir, maintenant vous lui demandez de vivre,
d’organiser votre vie dans les moindres détails. C’est
là que, selon moi, vous vous trompez. Moi, je ne veux pas plus de collectivité, j’en veux moins .
Après cette guerre, je ne veux plus rien donner à la
communauté, qu’elle me laisse tranquille, je ne lui dois
rien.
Bravo !
L’anarchisme de droite ! Quelle belle réponse !
Ce n’est pas cela qui va changer le monde.
Mais
si je ne veux pas changer le monde, Neumann, je veux simplement
réussir ma vie.
Onze-heures-trente
vint se rasseoir auprès d’eux et, en silence, porta son
verre vide à sa bouche. Adolf remarqua qu'elle avait le nez
gonflé sous ses yeux rouges.
Qu'y
a-t-il ? Tu pleures ?
Moi
?
Elle
sembla découvrir leur présence. Elle sourit tendrement
à Adolf.
Non.
Enfin, oui.
Ce
crétin de voyant t'a dit quelque chose ?
Non.
Enfin, oui.
Quelque
chose qui t'a fait pleurer ?
Mais
non. Ça n'a aucun rapport. Je renifle à cause de mon
rhume des foins. C'est la saison de mon rhume.
Je
ne savais pas que tu avais le rhume des foins, fit Adolf avec
suspicion.
Eh
bien, maintenant, tu le sais, voilà !
De
toute façon, Adolf n'avait plus le temps de questionner
Onze-heures-trente car ils devaient se rendre à une réunion
surréaliste, salle Gaveau, où l'on devait faire le
procès d'Anatole France.
Lorsqu'ils
approchèrent du théâtre, des hommes-sandwichs
parcouraient les trottoirs en annonçant le procès.
Des
passants, choqués, les apostrophaient :
Mais
enfin, Anatole France est mort On lui a fait des obsèques
nationales, comment peut-on lui faire un procès ?
De
quoi est-il coupable ?
Une
histoire de mœurs ?
Un
plagiat ?
Mais
laissez les morts tranquilles !
Adolf,
Neumann et Onze-heures-trente se frottèrent les mains en
constatant que l’atmosphère était déjà
très tendue.
On
va bien se marrer, dit Onze-heure-trente.
Des
crieurs annonçaient la présence au procès de
Charlie Chaplin, Buster Keaton et du prince de Monaco. Aucun d'eux ne
viendrait mais des curieux
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