La Part De L'Autre
l'audace, le geste de rupture, le
spectacle du n'importe quoi.
Attention,
une visite !
Onze-heures-trente
avait entendu le signal de la concierge qui précédait
l'arrivée d'un intrus. Madame Salomon avait frappé un
coup dans la canalisation d'eau. Si elle donnait de nouveau deux
coups, c'était un acheteur ; si elle en donnait trois, il
s'agissait d’un huissier, quatre, de la police.
Deux
chocs ébranlèrent le conduit. Onze-heures-trente alla
ouvrir aux pas lourds qui résonnaient dans l'escalier.
Slawomir
! Quelle surprise !
Grand,
gros, taillé dans la graisse, le marchand d'art Slawomir
s'essuya le front sans répondre à Onze-heures-trente
car il avait pris l'habitude d'ignorer les compagnes de ses artistes,
soit parce qu'elles changeaient trop souvent pour qu'il ne confondît
pas les prénoms, soit parce que, si elles restaient, elles lui
réclamaient des comptes quant à la pauvreté
inadmissible de leur amant.
Adolf,
il faut que tu me sauves. J'ai un client qui s'intéresse à
toi.
Et
alors ? Vends-lui mes toiles.
Il
est passionné par toi !
Ça
t'étonne ? Vends-lui cher !
Oui,
sans doute, mais il veut aussi te rencontrer.
Adolf
grimaça car il avait des sentiments mêlés pour
ceux qui achetaient ses toiles : s'il leur était reconnaissant
de l'apprécier, il leur en voulait de payer si peu et surtout
d'emporter des œuvres qu'il aurait encore voulu garder auprès
de lui.
Ah,
Adolf, ne recommence pas, ne me fais pas le coup de la belle-mère.
Slawomir
appelait ainsi cette réaction des peintres qui voyaient en
leurs tableaux leur fille enlevée par un gendre.
Tenez,
asseyez-vous, monsieur
Slawomir-qui-êtes-incapable-depuis-dix-huit-mois-de-retenir-mon-nom,
fit Onze-heures-trente en approchant une chaise.
Slawomir
la regarda avec surprise, comme s'il s'étonnait qu'elle sût
parler, puis s'effondra sur l'unique chaise de l'atelier.
Il
est fantastique, ce Slawo, gloussa Onze-heures-trente. Une semaine
roux, une semaine chauve, une semaine moustache-collier, une semaine
brosse dure. Quelle imagination dans le poil et le cheveu ! Un artiste
capillaire ! Ce n'est pas possible, vous avez épousé
une coiffeuse...
Slawomir,
selon son jeu usuel, fit celui qui n'avait pas entendu et se tourna
vers Adolf.
J'ai
traversé tout Paris, le client m'attend dépêche-toi.
«
Tout Paris » cela voulait dire « huit cents mètres
» pour Slawomir, mais, étant donné sa corpulence,
ces huit cents mètres équivalaient à un grand
parcours.
Non,
je reste ici, je travaille. Chacun sa part.
Je
t'en supplie...
Non.
Je peins. Tu vends.
S'il
te plaît !
Non...
C'était
un combat essentiel entre les deux hommes : Adolf était, par
son refus, en train d'expliquer à Slawomir qu'il était
un bon peintre et Slawomir un mauvais galeriste.
Onze-heures-trente
s'interposa :
Vas-y,
mon Boche. Tu sais bien que le Slawo est un marchand qui sait mieux
acheter que vendre.
Les
deux hommes furent arrêtés par cette phrase.
Onze-heures-trente avait raison. Doté de flair, de goût,
de passion et de courage, Slawomir avait toujours su repérer
les peintres prometteurs, les avait pris sous contrat quand personne
n'en voulait puis les avait enlisés dans la pauvreté
tant il convainquait mal les éventuels clients, persuadé
que le tableau parlait suffisamment par lui-même. Beaucoup de
ses peintres étaient devenus riches et célèbres
après l'avoir quitté, confirmant avec éclat à
la fois son flair et sa déficience commerciale.
D'accord,
je vais m'habiller, dit Adolf.
Pas
trop propre, surtout pas trop propre, ricana Onze-heures-trente,
n'oublie pas que tu es un peintre maudit.
Elle
retourna vers le poêle pour chercher du café à
servir à Slawomir, mais avant qu'elle ne revînt à
lui, celui-ci s'était déjà endormi.
Si
c'est pas malheureux. A cette heure ! Quelle honte ! Il dort comme
une vache broute.
Le
marchand était connu pour ses endormissements brefs et
constants. La légende prétendait qu'il lui était
même arrivé de sombrer au milieu d'une discussion
difficile avec son percepteur des impôts.
Et
en plus, il fait des bulles !
Un
filet de bave coulait de la lèvre étroite et gonflée
par le souffle, semblait vouloir prendre son envol sous la forme de
ballon.
C'est
un phénomène. Faudrait le produire dans un cirque.
Juste après les éléphants pour que les enfants
n'aient pas trop peur.
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