La Part De L'Autre
donnait l'impression qu’il y
avait une erreur. Soit la tête était trop grosse, soit
le corps était trop petit, en tout cas, la tête n'allait
pas avec le corps. La nuque essayait de jouer les intermédiaires,
elle se redressait pour faire tenir, ce crâne trop large, trop
lourd, trop rond, dans la continuité du dos,
pour l'empêcher de tomber en avant. Son corps tendu et
frétillant semblait celui d'un goujon qui tenterait de
maintenir un ballon à la surface de l'eau. De plus, lorsque
Goebbels marchait, on se rendait compte que le corps n'était
pas accordé avec lui-même : une jambe plus courte,
soulignée par un pied bot, excluait la symétrie. Tous
les membres de Goebbels faisaient penser à un animal, mais
aucun au même animal ; il avait des pattes de moineau, le cul
bas d'un poney, le torse étroit d'un singe paresseux, une tête
de hibou, les yeux enfoncés d'une fouine et le nez agressif
d'un pinson des Galápagos. Ainsi lorsque Müller entendait
ce bâtard issu d'une arche de Noé parler de la pureté
raciale, attaquer l'horrible Juif corrupteur au nez crochu, vanter
l'Aryen blond, grand, puissant, au torse en V et aux cuisses
musculeuses, annoncer au micro des mesures médicales pour
contrôler les naissances et empêcher la reproduction des
handicapés, Müller fermait les yeux pour se concentrer
sur la belle voix chaude de Goebbels et éviter un sentiment de
malaise. Peut-être, au fond, Goebbels était-il un plus
grand orateur qu'Hitler car il fallait un talent hors du commun pour
défendre l'hygiénisme et la race des seigneurs à
partir d'un tel physique.
Comme
si Goebbels avait deviné le cours de ses pensées, il
lui dit avec simplicité :
Je
ne suis qu'un numéro deux. Rien d'autre. Je suis amoureux de
notre Führer, je veux le servir et, quelles que soient mes
convictions, je ne resterai pas au parti national-socialiste s'il
n'en est plus le chef.
J'ai
tout essayé, soupira Müller, pour le ramener à la
vie depuis le suicide de Geli. Espérant réveiller son
sens du combat, je lui ai montré les insanités
qu'écrivaient les journaux qui l'accusent d'avoir eu des
relations perverses avec Geli, de l'avoir tuée pour qu'elle se
taise, etc. Rien n'y fait. Il a perdu toute agressivité. Il
s'est contenté de me dire : « Si j'avais voulu la tuer
pour éviter un scandale, je ne l'aurais pas exécutée
chez moi avec mon revolver. »
Il
a raison.
Le
problème n'est pas là. Personne ne songe sérieusement
à l'accuser puisqu'il était à Nuremberg. Le
problème est qu'il veut renoncer à la politique et
qu’il est
au bord du suicide.
C'est
une tragédie. Jamais nous n'avons été si proches
du but. Il sera élu s'il rentre vite en campagne.
Pendant
que les dirigeants nazis s'alarmaient, Hitler fixait l'horizon
monotone des eaux. Le lac était devenu désormais la
pierre tombale de Geli. Il considérait le marbre gris à
peine liquide et lui adressait toutes ses pensées. Il lui
parlait d'amour. Il avait oublié qu'il avait, sans aucun
doute, causé le suicide de la jeune fille. Il n'éprouvait
aucune culpabilité. Sans saisir de rapport entre sa
proposition de mariage et la mort, il expliquait ce geste comme il
expliquait tous les gestes de Geli : il ne l'expliquait pas.
Explique-t-on un oiseau ? Le chant d'un oiseau ? La grâce d'un
oiseau ? Les sautes d'humeur d'un oiseau ? Geli n'avait jamais été
qu'un tout petit être charmant débordant de vie qui
produisait de la lumière et de la joie autour de lui. Il ne
venait pas à l'esprit d'Hitler de lui prêter une
psychologie complexe, une vie intérieure. Il pleurait en bloc,
non pas tant Geli elle-même que ce qu'il avait perdu.
Lorsque
la police l'avait interrogé sur les raisons éventuelles
du suicide, Hitler n'avait rien trouvé à répondre,
sinon évoquer un vieux souvenir, celui du voyant qui, lors
d'une séance de spiritisme, avait annoncé à Geli
qu'elle ne mourrait ni de vieillesse ni de mort naturelle.
D'ailleurs, Hitler était irrité qu'0n lui parlât
tant de suicide, qu'on cherchât des raisons, cela lui
paraissait masquer le point essentiel : Geli était morte,
voilà tout, elle ne vivait plus avec lui dans son appartement,
elle lui manquait. Le reste...
Il
parlait au lac, lui disait sa tristesse et, dans le même temps,
il éprouvait un soulagement. Les femmes, c'était fini
pour lui. Après Mimi, après Geli, il n'aimerait plus.
Non pas qu'il souhaitât éviter de nouveaux suicides —
ah, cette
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